29 mars 2024

Quelques remarques à propos des catastrophes et de l’énergie

La référence à la catastrophe est invoquée à tort et à travers, et notamment lorsqu’il s’agit de l’énergie et de l’avenir, de l'avenir de l'énergie. Clarifier les idées sur le concept de catastrophe, sérier un tant soit peu ce qu’il recouvre, vue l'importance "paradigmatique" qu'il a pris dans l'exposé des motifs, constitue un préalable avant toute réflexion programmatique dans le domaine de l’énergie.

À cela on doit adjoindre d’emblée la contestation la plus ferme de deux idées, d’abord celle d'une situation d’urgence qui imposerait d’adopter dans la précipitation des mesures drastiques à grande échelle propres à éviter la réalisation d’un risque hypothétique (dont la possibilité ou l'échéance de réalisation sont respectivement improuvable ou inconnue), ensuite celle qu’il serait du devoir de notre génération, avec ses moyens et connaissances datés, de trouver et déployer une stratégie censée résoudre les problèmes de l'approvisionnement énergétique de l'humanité pour les siècles à venir (hier, de 1944 — on parlait alors de « zero cost energy » — à 1987 lorsque le barillet de Superphénix s'est fissuré — on aurait pu judicieusement évoquer le « zero energy cost » —, la surrégénération du plutonium était censée relayer la pénurie annoncée d'uranium et de combustibles ; aujourd'hui — en fait depuis le milieu des années cinquante — on s'en remet à la fusion thermonucléaire contrôlée).

Notons que ce "devoir de résoudre définitivement les problèmes du futur" est d'autant plus impérieux que la croissance indéfinie des "besoins" reste le corollaire du "progrès" ; rien de plus naturel alors que les deux solutions prétendument définitives aient été imposées par le complexe physico-industriel, celui que constituent la physique nucléaire et les secteurs des industries lourdes, métallurgiques, mécaniques, électriques et leurs périphériques de pointe : la rhétorique de la première légitime les moyens et débouchés concédés aux seconds… et vice versa.

Les dites solutions définitives plaisent d'autant plus qu'elles promettent d'affranchir l'humanité des limites des ressources spontanément "offertes" par la nature : combustibles fossiles, gisements éoliens, maritimes et hydrauliques, surfaces de captage de l'énergie solaire et productivité de la biomasse. L'hubris prométhéen n'est plus l'apanage du héros en révolte contre la finitude de sa condition : celle-là devient le mot d'ordre et la revendication des masses aliénées. Il faudrait en tirer la conclusion : le châtiment devra être partagé par tous et , au delà, par toute la biosphère.

Cette partie débute par une sorte de coda qui tire en quelque sorte les conclusions des passages précédents, consacrés à discuter la question de la catastrophe.

Vous avez dit catastrophe(s) ?


A force d'employer des vocables extrêmes à propos de tout et n'importe quoi, on en arrive à tuer toute réflexion autonome : on prononce le mot magique et le débat est clos. L'art de la propagande — aujourd'hui on préfère parler de communication —, consiste à mettre en rapports serrés un projet, une stratégie ou une politique avec le ou les mots magiques qui rendront les premiers incontestables, mieux qui disqualifieront définitivement tous ceux qui oseraient les critiquer. La vérité scientifique dans quelque domaine que ce soit dépend du rapport de force institutionnel établi par les groupements d’intérêts en présence : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. »

La raréfaction historique par épuisement du pétrole, du gaz, puis du charbon engendreraient des catastrophes, à défaut de ne pas être une catastrophe en soi. Si c'en était une, du moins celle-là n'aurait-elle lieu qu'une fois !
Le quadruplement du prix des combustibles, à partir d'un « régime de croisière baissier », provoquerait une catastrophe économique (d’où la pseudo-panique française d’octobre 1973).

Une crise géopolitique interdisant l'accès à une part significative des ressources conduirait à de catastrophiques difficultés d'approvisionnement et un risque d'enchaînement de conflits probablement catastrophique.

Dans un registre plus statistique, un avion qui s'écrase ou un train de voyageurs qui déraille est une catastrophe. Une coup de grisou dans une galerie de mine chinoise représente une lamentable catastrophe d’un autre âge, prénucléaire. Une explosion volcanique offre la plus spectaculaire des catastrophes. Un cyclone tropical s'approchant d'une côte densément peuplée annonce une catastrophe majeure, de même un fleuve lorsque son débit enfle et menace de rompre ses digues. Une invasion de criquets pélerins ne peut qu'être qualifiée de catastrophique… depuis les sept plaies d’Egypte. On parle de sécheresses et d'épidémies catastrophiques. Un verrou de lac glaciaire qui cèderait sous l'effet d'un réchauffement climatique et/ou d'une raréfaction des précipitations neigeuses, voilà une catastrophe new look à verser au dossier d'accusation du gaz carbonique.
Mais, plusieurs années de surproductions agricoles résultant de circonstances bioclimatiques exceptionnellement favorables conduisent aussi à une catastrophe : l'effondrement des cours, une fois les capacités de stockage saturées.

Il serait particulièrement mal vu de mettre en cause le statut de catastrophe de tous ces exemples et des innombrables homologues dont on aurait bien du mal à épuiser la liste, Chacun suscite son lot de fantasmes et d'émotions, cultivés avec constance par la compétition entre les media de masse. Concernant l’énergie, rares, en tous cas minoritaires chez nous, sont les politiques qui ne cèdent pas à l'injonction d'annoncer la bonne nouvelle : la solution est là, un moindre mal pour certains cependant, le recours aussi général que possible à l'énergie nucléaire. Quiconque ne propose pas d'en tirer le plus large profit prend le risque de sombrer dans le ridicule sous les accusations de passéiste, d'ennemi du progrès, d'écolo naïf, de doctrinaire anti-nucléaire, sinon d'esprit faible malade de la trouille des radiations.

En effet, à prendre l'air du temps dans le pré hexagonal de la fille aînée de l'orthodoxie nucléaire (il s'agit bien d'orthodoxie, au sens historique du mot, car contrairement au catholicisme, universaliste par excellence, l'orthodoxie est fondée sur un lien étroit entre pouvoirs religieux et politique nationaux), les seules catastrophes qui n'en sont pas, ou si peu, sont les catastrophes atomiques et radiologiques (sauf si Al Qaïda arrive à divertir quelques curies de déchets nucléaires… ; la physique ne déploit d’effets délétères que si l’intention est mauvaise, merveilleuse assertion de la pensée magique). Nos bombes sont plutôt propres et les centrales si sûres qu'on serait malavisé de ne pas en implanter partout où leur refroidissement est assuré.


Les catastrophes et l’Histoire.


Si l’on tient à conserver aux catastrophes leur signification mathématique particulière, seules celles qui constituent le moment et le moyen d’une rupture dans le cours des choses, une bifurcation, sont à qualifier comme telles. Ce sont les seules qui n’ont besoin de se produire qu’une fois. De la longue liste non exhaustive ci-dessus, il ne reste alors plus grand chose. Concernant le domaine de l’énergie, pour nous limiter à l’objet de ce papier, les deux événements majeurs de 1973, puis 1979 — les deux chocs pétroliers — n’ont rétrospectivement pas modifié durablement le mode de production industriel.

Même le décollage du secteur électronucléaire ne saurait en être considéré comme une conséquence autre que symptomatique. Il résultait en fait de décisions bien antérieures : le programme Atom for Peace d’Eisenhower autorisant et favorisant la diffusion des technologies les moins proliférantes, d’une part, et pour ce qui concerne la France, d’autre part, la stratégie mise en place par André Giraud du CEA, en accord avec Marcel Boiteux d’EDF, de 1969 (départ du Général) à 1971 (accord initial de Superphénix avec les Allemands — partenaires depuis 1961 dans les travaux préliminaires sur la filière plutonium-sodium —, abandon du graphite-gaz pour Westinghouse, décision de faire Eurodif et d’étendre l’usine de La Hague).

Le contrat de programme de 1974 ne faisait que reprendre le plan de construction de centrales à eau légère à l’horizon 85 recommandé par la Commission PEON en 1971, en faisant passer la pilule au nom de la lutte contre le pétrole « arabe ». La technocratie nucléaire française n’avait donc pas besoin des chocs pétroliers pour imposer ses projets. Le seul effet de ces deux chocs : la décision de créer et consolider un système électrogène « tout-nucléaire » par captation d’un marché vulnérable, celui de l’habitat et du tertiaire dont la conquête avait commencé au début des années 60 (promotion du « compteur bleu » et du chauffage électrique pour profiter de la baisse tendancielle du prix du pétrole). L’histoire de cette période montre que l’industrie a continué d’investir as usual pour réduire ses consommations d’énergie, y compris d’électricité.

Ce sont les consommateurs individuels et le secteur des services, subjugués par une propagande quasi hégémonique et par l’influence organique d’EDF dans toutes les administrations et institutions, et à tous les niveaux hiérarchiques et géographiques, qui ont donné raison aux ambitions pharaoniques des promoteurs du programme. En partie seulement cependant, puisque malgré une pénétration de l’électricité à peu près double de celle rencontrée dans ces secteurs chez nos voisins européens le système de production électrique français connaît une surcapacité durable, non voulue au départ (au nom de l’argument : le nucléaire a ses nuisances donc, même si on en fait beaucoup, il faut l’ajuster aux besoins nationaux), que l’on exploite depuis comme un argument commercial favorable à la balance des échanges du pays. L’amnésie collective autorise toutes les pirouettes.

Pour l’Histoire, la décision d’abandonner le graphite-gaz au profit de l’eau légère a été prise moins d’un an après un gravissime accident survenu sur la première centrale sous license Westinghouse implantée à Chooz dans les Ardennes et exploitée conjointement avec les Belges. J’ai reproduit dans mon livre « Technocratie française » (Pauvert, 1977) le contenu d’un rapport secret d’EDF (daté de juillet 1974) relatant cet « incident » survenu en 1968, un an après la mise en service du réacteur. Suite à deux blocages consécutifs de grappes de contrôle, l’examen des boîtes à eau à l’entrée des générateurs de vapeur a révélé « un fort martèlement des plaques tubulaires par des débris métalliques ». Notons qu’aucune mesure ne fut prise après le premier blocage (grappe de contrôle N° 43)…

Le rapport poursuit en ces termes : « L’analyse de l’incident a mis en évidence :

– la rupture de 40 des 80 vis d’assemblage des viroles support de cœur,
– l’usure de l’écran thermique aux cavaliers d’appui sur les consoles solidaires de la cuve et déplacement latéral de cet écran,
– des fissures au voisinage des soudures, de 2 des 3 pontets supérieurs d’assemblage des 3 tiers d’écran thermique,
– des dégâts sur les tubes de guidage des éprouvettes métallurgiques,
– la rupture de 5 des 32 tirants reliant la plaque support du cœur à la plaque coulée inférieure. »

Rude apprentissage. On était passé très près de configurations accidentelles hors dimensionnement du système de sécurité : soit la désolidarisation de l’écran thermique (qui assure la circulation de l’eau de refroidissement primaire au travers des assemblages de combustible), soit la dislocation du cœur. Dans les deux cas (ce que montraient les problèmes avec les grappes de contrôle), l’arrêt de la réaction en chaîne n’aurait pu être instantanné, alors que l’évacuation de l’énergie produite aurait été gravement compromise. Bref, une catastrophe radiologique venait d’être évitée quasi par hasard (à ce niveau de dommages, le processus d’autodestruction engendré par les vibrations connaît une progression exponentielle…). Mais, rétrospectivement, il est clair que pour EDF et l’industrie nucléaire, la vraie catastrophe à éviter était en l’occurrence la divulgation de cet « incident ». Se serait-elle produite que les tenants du graphite-gaz, encore nombreux et influents, auraient probablement réussi à torpiller le deal Giraud-Boiteux.

Dans la confusion qui en aurait résulté il est quasi certain que le développement singulier de l’électronucléaire en France n’aurait pas eu lieu et que le pays aurait conservé des capacités d’adaptation et de diversification qui lui font plutôt défaut depuis : la politique énergétique n’aurait pas été surdéterminée par l’électronucléaire et une bonne part de la géopolitique du pays n’aurait pas été influencée par l’obsession de trouver des partenaires et/ou des clients pour l’industrie atomique nationale (d’autant plus que le graphite gaz étant proliférant, les Américains auraient combattu toute exportation de technologie nucléaire française). Pour une bifurcation, ç’aurait été une sacrée bifurcation.

Drôlement chanceux le lobby. Il venait de frôler le désastre technique et r adiologique — le vent du boulet atomique au ras des oreilles — et réussissait à en garder le secret (1) .

Je pense, soit écrit en passant, qu’il n’est pas possible de considérer que le Bien était ici le but poursuivi, sauf à le confondre avec des carrières technocratiques et les profits de l’industrie lourde.

On dit qu’une condition nécessaire pour éviter une catastrophe réside dans la capacité d’analyse des signes avant-coureurs. Cet épisode illustre l’incapacité catastrogène du système nucléaire à agir en ce sens. Car il fournit un exemple de signe avant-coureur lourd de catastrophes futures ; en soi, ce secret bien gardé constitue une catastrophe puisqu’il était une condition de la multiplication des centrales électronucléaires en France et ailleurs dans le monde. La catastrophe artificielle n’a jamais d’autre origine qu’un système d’information et de décision vicieux. Car, même en en restant au niveau bêtement technique, les dysfonctionnements des grappes de contrôle intervenaient « presque trop tard » : ce « presque » résultant d’une chance inouïe et non d’un programme sérieux de suivi du fonctionnement et de l’état du réacteur. On voit bien que les responsables n’étaient pas à la hauteur des risques encourus : pas vu, pas pris… redoublons d’arrogance. La continuité jusqu’à aujourd’hui est remarquable.

Les catastrophes et l’espèce, les catastrophes porteuses d’avenir


La vague du tsunami a frappé les esprit. Elle a été filmée sous tous les angles et chacun sait ce dont sa force irrépressible est capable. Il en est de même lors du passage d’un ouragan ou de la rupture d’un grand barrage. Les media « zooment » plein cadre sur les dégâts matériels, sur la désolation des populations, sur les alignements de cercueils et les cadavres extraits des décombres et de la boue. On a connu cela en Europe, en 1953 (je crois) quand les digues des polders de Hollande et d’Allemagne du Nord se rompirent sous les assauts d’une tempête mémorable, ou lors des récentes inondations de l’Elbe. Les structures économiques sont atteintes. Revient-on dans ces régions cinq ans plus tard : en gros tout est redevenu comme avant. Si la gouvernance locale est de qualité, les enseignements du drame ont été tirés. A aucun moment les conditions nécessaires à l’épanouissement de la Vie, d’une bonne vie, n’ont été menacées. Bref, les choses ont repris leur cours ; l’éventuel nécessaire travail de deuil est terminé.

Rien de tel après une catastrophe nucléaire. Il en est advenu deux dans l’ex URSS, une en 1957, dont la genèse reste mal connue et les conséquences humaines intégralement occultées, et l’autre en 1986 à Tchernobyl, celle que le lobby nucléaire aimerait bien qu’elle soit une fois pour toutes cataloguée, à l’instar d’un tsunami ou d’un tremblement de terre, comme un événement du passé. Or cette catastrophe que les media évoquent une fois par an autour du 26 avril, avec une emphase compulsive chaque dizaine d’années (images du réacteur en feu et du sarcophage, rappel des 32 morts officiels et des 1800 cancers thyroïdiens, « parfaitement curables » bien entendu), se révèle très durable avec ses conséquences écologiques et humaines empirant au fil du temps, aggravées par l’extension inévitable des zones contaminées (processus de diffusion).

Dans l’effondrement de l’URSS et les convulsions politiques et économiques qu’il a provoquées, la mémoire de Tchernobyl a failli prendre le même chemin que celle de Kyshtym, le vague souvenir d’un truc moche, typique et spécifique du communisme réel. Sans l’engagement héroïque d’une poignée d’êtres humains et sans les quelques soutiens exemplaires qu’ils ont reçus de l’étranger, les enseignements véritables de Tchernobyl seraient perdus. La stratégie de communication des services de radioprotection nationaux et internationaux et de l’Agence de Vienne aurait réussi l’opération consistant à mesurer Tchernobyl à l’aune d’Hiroshima, c’est-à-dire convaincre l’humanité entière que la consommation journalière de Césium 137 et de Strontium 90 produit des effets somatiques et génétiques de même nature qu’une irradiation externe unique brève et intense.

Selon cette interprétation « scientifique », le cumul des doses calculées aurait des conséquences différées quasi inobservables, noyées dans la statistique des cancers d’origines diverses. C’est pourquoi, avec l’assentiment de ce qu’on appelle « la Communauté internationale », les autorités des trois pays les plus touchés, Biélorussie, Russie et Ukraine maintiennent depuis 1986 des millions d’êtres humains dans des régions hautement contaminées (prendre la peine de lire le livre de Wladimir Tchertkoff, Le crime de Tchernobyl, Acte Sud 2006, malgré l’épreuve psychologique que cela représente).

Malheureusement, sauf exceptions de portée marginale, ni les media, ni les responsables politiques n’ont jamais osé croiser le fer avec les tenants de l’interprétation officielle. Les maux hallucinants dont souffrent la plupart des 800 000 à un million de liquidateurs, quand il n’en sont pas déjà morts : une rumeur bâtie sur quelques témoignages isolés. Les épidémies infantiles de cataracte, diabète sucré, cardiopathie et maladies infectieuses : des symptomes de radiophobie. Idem pour les enfants cancéreux à la naissance (eh oui…), l’explosion des malformations graves, des morts subites d’adultes, les troubles neurologiques invalidant « inexpliqués ». Quand 80% des enfants dans une population de 3 ou 4 millions sont malades en permanence, contre moins de 20% il y a vingt ans, la folie collective peut-elle servir d’explication ? Que dire des vaches qui deviennent systématiquement leucémiques après deux ou trois années de lactation : victimes de la radiophobie des éleveurs ?

Et les atteintes au patrimoine génétique des habitants de ces régions : une manifestation de la puissance de suggestion radiophobique sur le génome ?

Plus grave, puisque la contamination radioactive est disculpée, les programmes spécifiques visant à en atténuer les dommages (mesures individuelles des charges corporelles et distribution ciblée d’adsorbants naturels à base de pectine) ne reçoivent pratiquement plus aucun financement. Pire, Y. Bandazhevsky, le chercheur anatomopathologiste qui a montré comment le Césium 137 s’accumule dans les organes les plus actifs (cœur, pancréas, cerveau, muscles de l’œil —d’où les cataractes précoces—, reins, foie etc), déterminé les niveaux de contamination individuelle à ne pas approcher et formé des centaines de médecins et de chercheurs a été jeté en prison pour de longues années, sans que « la Communauté médicale mondiale » s’en émeuve.

Tchernobyl contredit donc les fondements de la doctrine des radioprotecteurs selon laquelle, hormis les irradiations aigües, la radioactivité a des effets aléatoires de type cancéreux réalisés de longues années après l’exposition et ne provoque pas d’atteinte notable au patrimoine génétique. C’est ce dogme qu’elle invoque pour appuyer avec enthousiasme le développement de l’énergie nucléaire. Comme le déclarait en substance Pierre Pellerin en avril 1974 lors de la seconde réunion d’un groupe de travail interministériel sur les déchets nucléaires : « Si l’on prend trop de précautions avec des normes trop contraignantes, on va pénaliser le nucléaire, qui est bon, face au charbon [comme substitut au pétrole arabe, NDA], qui est mauvais. On ferait mieux de consacrer plus d’efforts à la lutte contre le tabac ». Pas d’objection ouverte autour de la table… La France est le dernier pays capable de faire son deuil de cette doctrine, patrie d’accueil de la glorieuse Sainte Marie Curie, prix Nobel et patronne commune des physiciens nucléaires et des radiothérapeutes dont elle a fait la fortune avec le radium et ses nombreux usages (y compris dans la cosmétologie d’avant guerre).

Tchernobyl montre que la contamination radioactive d’un territoire produit des effets déterministes massifs sur la santé et la descendance de ses habitants. Tchernobyl représente une catastrophe pour l’espèce humaine et les autres espèces vivantes affectées : on entre dans un inconnu, celui d’une nature fortement contaminée par des radioéléments nouveaux contre l’action desquels les organismes vivants en leur tréfond sont dépourvus de défense autant que de capacité d’adaptation. Il s’agit donc bien d’une bifurcation radicale. De ce point de vue, les conséquences d’ores et déjà observées de Tchernobyl suggèrent que les retombées des tirs nucléaires atmosphériques et sous-marins des années 45 à 74 (je crois qu’il n’y en a plus eu après cette date) ont certainement provoqué des dommages, ne serait-ce que par la contamination radioactives des stockeurs biologiques de Césium (champignons, baies, lichens etc). Dommages que l’on a jamais cherché à évaluer au nom de la doctrine post-Hiroshima. La Science est bien peu curieuse quand il s’agit des détriments d’origine nucléaire ! Elle y perd esprit critique et exigence du doute méthodique, les fondements de sa déontologie.

Le retour d’expérience frôle le désastre absolu :

– une catastrophe radiologique, source d’une tragédie humanitaire « durable »,
– la victoire quasi-totale de la doctrine négationniste post-Hiroshima, comme catastrophe induite,
– l’arrogance retrouvée de l’industrie nucléaire surfant sur la vague de panique climatique, présage d’une multiplication de risques catastrophiques durables, limitée seulement par les ressources financières affectables à ce secteur.

La seule attitude politique intellectuellement défendable consiste, contre vents et marées, à exiger une stratégie cohérente de sortie du nucléaire, en faisant savoir que l’on croise les doigts pour que le malheur d’un ou d’autres tchernobyls nous soit épargné. On examinera les arguments de diverses natures réfutant sans difficulté l’impossibilité de sortir du nucléaire dans un pays où il « assure » plus la moitié de la production d’électricité.

Pour l’heure l’option nucléaire ne saurait être retenue que pour réduire la consommation de combustibles fossiles des centrales thermiques électrogènes. On en parle (ce serait la 4ème génération…) pour produire des hautes températures « bonnes à tout faire » (électricité, chimie, dissociation de l’eau et production d’hydrogène etc), mais il est clair que la technologie n’est pas disponible et on peut penser que l‘activité technique y consacrée n’est qu’une gesticulation visant à entretenir l’espoir d’un « mieux nucléaire ».

L’autre problème énergétique majeur est posé par l’augmentation de la consommation dans les transports, plus rapide que la croissance économique mondiale. Alors que l’on souligne la diminution tendancielle du contenu énergétique de chaque unité de PIB (efficacité énergétique), rares sont ceux qui posent la question des causes de l’augmentation de la part consommation des transports. En fait l’indicateur « quantité d’énergie par unité de PIB » n’a de signification que relative. Par exemple, en France, les dépenses de santé croissent en gros trois fois plus vite que le PIB. Le contenu énergétique de ces dépenses largement mutualisées (d’où leur explosion) est infime.

De même le développement très rapide du secteur des loisirs (35 h + RTT obligent) ne requiert, en soi, pas beaucoup d’énergie. Effet réducteur direct, l’abandon et /ou la délocalisation des industries lourdes, qui pèsent de moins en moins dans le PIB mondial, remplacées par des activités plus pointues et par des services, a induit la délocalisation de consommations d’énergie importantes. En fait, même dans l’Europe des 25, une des régions du monde globalement la plus développée, la consommation d’énergie per capita croît, tant en valeurs brute que finale (+4,4% entre 1998 et 2003), alors que l’efficacité énergétique s’améliore (6% sur la période). L’accroissement de la consommation dans les transports, qui est devenue le principal poste dans le bilan des combustibles fossiles, résulte de trois facteurs : l’évolution du mode de production (à flux tendus et avec soutraitance généralisée), l’urbanisation horizontale, génératrice de longs déplacements quotidiens, et l’explosion des voyages touristiques.

Mais la cause principale réside évidemment dans le très faible coût de la tonne x kilomètre ou du kilomètre x passager, tout compris, investissement, entretien, carburant, taxes et aussi… dans la vitesse qui permet d’annuler la plupart des frais annexes (restauration à bord, nuitées-escales etc) et d’augmenter la distance moyenne parcourue par unité de temps dans les déplacements quotidiens. Ces tendances et leurs causes sont mondiales, plus fortes dans les pays à forte croissance. La consommation des carburants est appelée à croître durablement. Les enjeux sont donc considérables.

Un consensus s’est établi récemment pour une substitution rapide et aussi importante que possible de carburants d’origine végétale aux dérivés du pétrole et au gaz naturel. J’ai déjà évoqué cette question dans un précédent papier motivé par la présentation du programme national faite par DdV lors du dernier Salon de l’agriculture. J’aimerais ici, puisque c’est du risque catastrophique qu’il s’agit, insister sur deux points, l’un terminologique, l’autre écologique. Le premier servant de paravent pour le second.

La novlangue sévit naturellement autant dans ce domaine que dans celui du nucléaire. Pour vendre le concept on a choisi le mot biocarburant. Puisque c’est bio, c’est bon, ainsi que le dit tout message publicitaire dans l’air du temps. Or, dès que l’on sort de la valorisation des déchets par fermentation méthanique et d’une production d’huile à la ferme comme substitut du gazole du tracteur, pour rêver de la conquête des marchés de masse, le mot biocarburant devient une grossière imposture. En effet, concurrencer les coûts de production extrêmement bas des carburants fossiles (il faut évidemment raisonner hors taxe dès lors qu’on sort d’actions marginales richement, même si indirectement, subventionnées comme l’actuel petit programme français de biocarburants) imposera forcément le recours à une intensification inouïe des pratiques agricoles. Passée la phase intiale, durant laquelle les adaptations techniques et réglementaires auront été réalisées, on butera sur les limites de l’hexagone, au plus un cinquième de la consommation nationale des transports actuelle.

L’érosion de la biodiversité du pays, un temps contenue grâce au retour des jachères, aura repris. Elle pourrait même être en passe de s’étendre au domaine forestier si la conversion enzymatique de la lignine débouche. On devrait donc abandonner dès maintenant le mot gentillet de biocarburant et le remplacer par celui plus objectif d’agrofuel. De même que l’on qualifie d’industries agroalimentaires les secteurs de la production de masse de nourritures standardisées, on devrait employer les mots « industries agroénergétiques » pour ce secteur qui produit et produira les agrofuels destinés aux réservoirs des véhicules.

Le second point relève du bon sens prévisionniste. Lorsque les mécanismes de financement et d’insertion technique et fiscale auront trouvé leur régime de croisière, dopée par le marché du carbone (qui n’a aucune raison structurelle de rester durablement déprimé), la production d’agrofuels prendra rapidement une part de plus en plus importante dans le bilan énergétique mondial. Les seules régions où des surfaces ad hoc « disponibles à coût foncier nul» soient importantes et où la main d’œuvre nécessaire coûte peu se trouvent en Amazonie, en Afrique intertropicale, en Asie du Sud-Est et en Sibérie.

Quelles que soient les techniques utilisées, le prix écologique sera énorme, des pans entiers des dernières forêts primaires mondiales allant être remplacés par des cultures d’oléagineux, de canne à sucre, de betteraves et d’arbres à croissance rapide, OGM pourquoi pas. Les ordres de grandeur sont sans appel. La productivité de la biomasse varie de 1 à 3 tep à l’hectare. Dans les pays actuellement développés la consommation de carburant vaut de 1 à 3 tep per capita. Disons donc qu’en gros, en misant sur les progrès techniques, le passage aux agrofuels conduira à long terme à consacrer en moyenne un hectare par personne à la production de carburants pour ses déplacements et ceux des marchandises qu’il consomme. A comparer avec la surface agricole nécessaire pour alimenter chaque être humain, de 5 à 10 fois moindre.

Les craintes que la biodiversité soit altérée par un changement climatique (2) paraîtront dérisoires à nos descendants confrontés bien malgré eux aux immenses destructions provoquées par une humanité devenue folle à l’idée que le ciel pouvait lui tomber sur la tête. Dans cette perspective, hélas réaliste, l’engouement durable pour les agrofuels représente une catastrophe porteuse d’avenir, d’un avenir où la situation écologique de la planète ressemblera à celle de l’Île de Pâques après qu’un groupe humain inconséquent s’y soit installé il y a plusieurs siècles.

Avec un peu de malchance on aura les deux types de catastrophes, les nucléaires et les agrofuels. Elles pourraient avoir des effets synergétiques, pour peu que des régions contaminées par des retombées radioactives se trouvent être des zones (sibériennes… ?) de production d’agrofuels : l’extension des retombées par les pots d’échappement !


Un scénario d’une politique énergétique écologique.


Commençons par poser quelques hypothèses et conditions.

Vu ce qui précède, on comprendra que la stratégie envisagée vise à sortir du nucléaire par substitution aussi rapide que possible d’autres technologies électrogènes et à cantonner les agrofuels à la case biocarburants, c’est à dire, dans la perspective d’une hausse continue du prix des carburants, au biogaz et aux carburants agricoles (autoproduction). Aux raisons invoquées j’en ajouterai deux faciles à faire valoir politiquement. Concernant l’énergie nucléaire : le moindre accident grave avec relâchement de radioactivité significatif imposant des mesures de confinement et/ou d’évacuation, quelle que soit la méthode utilisée pour en édulcorer les conséquences radiologiques, provoquera instantanément les faillites de l’agrobusiness d’exportation français (3) et de l’économie touristique du pays (hors Antilles, Réunion, Nouvelle-Calédonie, Djibouti et Polynésie).

Concernant les agrofuels : on ne peut se dire écologiste et préconiser, au nom du « sauvetage du climat », que l’humanité s’engage dans une voie menant à l’épuisement la majeure part de la diversité vitale de la planète pour perpétuer le malentendu de la rencontre d’une Weltanschauung forgée dans la nuit des temps, quand les hommes étaient peu nombreux et pensaient le monde infini en dimension et en ressources sous la voute céleste, avec les facilités offertes par la thermodynamique et la découverte des gisements de combustibles fossiles.

Les deux conditions préalables que doit remplir un scenario de politique énergétique, c’est qu’il soit discutable et puisse être «mis en scène » à tout moment. La troisième, spécifique d’une politique écologique, c’est qu’il réduise simultanément les risques catastrophiques, réels (prévention nucléaire) et supposés (précaution climatique), et ne conduise pas à accroître la pression anthropique sur la biosphère. La troisième-bis, découlant de la précédente, c’est d’informer le plus largement possible l’opinion sur la réalité de la vie et de la mort des gens maintenus dans les régions contaminées par les retombées de Tchernobyl ; certes, il n’y a pas de réponse à la question « qu’est-ce que la Vérité ? », sur laquelle tous s’accorderaient mais, en revanche, on peut amener chacun à convenir de ce qui est et que c’est un mensonge ou une contre-vérité que de l’avoir nié. La quatrième, trop souvent oubliée des écologistes, est qu’il valorise les savoirs-faire et capacités des grands secteurs industriels concernés. La cinquième, enfin, est qu’il repère les principales modifications réglementaires permettant la diffusion sans hiatus des nouvelles productions énergétiques.

Cela posé, il faut rappeler, « impossible n’est pas français », que le pays a pu encaisser (il faudrait aussi dire décaisser) le choc du coût économique d’un programme tout électronucléaire réalisé à marche forcée en moins de vingt ans, concommitamment avec deux chocs pétroliers, suivi d’un contre-choc remettant plutôt en cause la stratégie en cours. Ce qu’on a pu faire si vite, en délaissant bien avant qu’il soit amorti un parc en grande partie ultramoderne de centrales thermiques classiques, on peut le faire avec un parc nucléaire qui semble être en voie d’amortissement d’après l’évolution de la structure de la dette d’EDF.

Commençons justement avec le problème que pose la sortie rapide du nucléaire pour l’industrie concernée ; on verra après le schéma de substitution qui accompagnera cette sortie.

La première décision à prendre, analogue à celle de l’abandon de Superphénix 10 ans après l’arrêt de son fonctionnement (le politique met décidément trop de temps à comprendre la signification de certaines réalités), est d’interrompre sans plus de façon tous les programmes de « démonstrateurs nucléaires », fission et fusion . Cela veut dire le désengagement d’ITER et l’abandon de l’EPR, en rase campagne. Pour calmer les esprits qui y verraient un vrai gâchis, il suffit de rappeler que les sommes afférentes (deux fois 3 milliards d’Euros) n’ont pas encore été dépensées, alors que dans l’aventure Superphénix, c’est une trentaine d’années de R&D et d’investissements industriels dédiés, en France et en Allemagne, ponctués par la construction de deux surgénérateurs de la classe des 300 Mwé (Kalkar et Phénix), de la ligne de retraitement UP2 de La Hague et du réacteur de la classe des 1200 MW, Superphénix : au bas mot largement plus de 30 milliards d’Euros en monnaie constante.

Abandonner ITER et l’EPR ne lèsera même pas les secteurs scientifiques et industriels en attente des budgets, à qui, on le verra, seront confiées des missions autrement plus utiles, alors que le coût du fiasco des filières sodium-plutonium a doublement pesé sur le développement économique, d’abord en dilapidant des moyens financiers considérables, et ensuite en gaspillant un immense potentiel scientifique et technique de très haut niveau qui aurait pu être employé à d’autres fins moins problématiques et plus fructueuses.

La seconde décision, à prendre simultanément, consiste à équilibrer la balance des échanges d’électricité (11% de la production, soit 13 à 14% de la production nucléaire). On suivrait ici l’exemple des Danois qui ont cessé depuis trois ans d’exporter leur surcapacité électrogène en thermique classique, conséquence du développement de leur parc éolien (voir mon précédent papier sur les renouvelables). Le risque nucléaire est suffisamment grand pour qu’on le limite autant que faire se peut dès maintenant. Cette mesure est très facile à faire passer politiquement, dès lors qu’est levée la chape de plomb officielle sur les séquelles de Tchernobyl.

La troisième, à prendre si EDF reste sous contrôle étatique, consiste à interdire à l’établissement toute implication dans l’exportation et l’exploitation de nouvelles centrales nucléaires à l’étranger : il faut être cohérent.

La quatrième, qui coule de source, consiste à interdire purement et simplement le chauffage électrique, en principal comme en appoint dans toute opération immobilière dans le neuf et en réhabilitation de l’ancien. C’est la seule niche de croissance d’EDF (les deux/tiers de son marché sont concentrés dans l’habitat et le tertiaire, contre 1/3 en Allemagne et au Danemark). Il faut la tarir et réserver l’électricité, la forme d’énergie la plus chère, aux usages où elle est insdispensable. En deux générations se résorbera l’aberration, qui pourrait se révéler criminelle si une catastrophe nucléaire survient chez nous, d’avoir poussé de toutes parts à la généralisation du chauffage électrique.

En adoptant un programme de sortie rapide du nucléaire la France s’offre l’opportunité, car ses entreprises disposent des bases de savoir-faire requises, de prendre le marché mondial du démantèlement des centrales. L’expérience a montré la complexité et le coût très élevé de ces opérations. Par ailleurs les questions soulevées par les déchets radioactifs du démantèlement sont loin d’être toutes résolues et celles qui le sont peuvent encore être améliorées, comme dans toute activité industrielle.

On voit donc que la charge de travail des industriels du cycle du combustible (AREVA), de la construction des centrales (métallurgie lourde) et de leur maintenance (intervention, radioprotection etc) ne serait pas diminuée avant longtemps: il faudrait maintenir leurs activités actuelles en décroissance et simultanément assurer la montée en puissance de celles du démantèlement. Les pays où le nucléaire est démocratiquement contesté, quasiment tous donc, ne tarderaient guère à suivre le mouvement initié par la « fille aînée de l’église nucléaire ». Nulle part on ne pourrait plus invoquer l’exemple à suivre de la France, comme « patrie des droits de l’homme » ayant confié son destin au lobby nucléaire étatique.

On peut faire le pari que les tortueux et obscurs montages ayant présidé aux coopérations nucléaires internationales (retraitement, achats de license, surgénération et… cession de technologies sensibles) ne seraient plus nécessaires pour trouver des clients : ils afflueraient, trop contents de se voir proposer une solution éprouvée. Les reconversions énergétiques à réaliser simultanément viendraient étoffer et diversifier leurs activités, notamment dans les secteurs de la captation et de la séquestration du gaz.carbonique.

Avant d’examiner les techniques à mettre en œuvre d’une politique énergétique écologique, il nous faut consolider les points forts du pays et les préparer à accueillir les nouvelles productions.

En premier lieu les deux réseaux de transport et de distribution du gaz et de l’électricité. Ils représentent un investissement considérable et fournissent à la plupart des habitants et des entreprises du pays l’accès à deux des principaux vecteurs énergétiques standards, le gaz et l’électricité. Ces vecteurs sont ceux d’un futur décarboné. Il faut donc que dans l’autre sens, celui de l’approvisionnement des réseaux, leurs accès soient ouverts à tous les producteurs, à toutes les échelles. Comme il s’agit d’activités de service public devant de plus s’ouvrir à la concurrence intra-européenne, il faut que ces deux réseaux soient retirés aux producteurs nationaux, EDF et GDF, et, comme on a séparé RFF de la SNCF, pour les mêmes raisons de concurrences interne et externe, d’en confier le développement et la gestion à deux entités autonomes soumises à un cahier des charges exigeant et aux contrôles du Conseil économique et social élargi et du Parlement. Peu importe alors que ces entités soient publiques ou privées ; pour réduire au maximum les risques de conflits d’intérêts et garantir ainsi l’autorité de la structure de contrôle (ainsi que la transparence de ce dernier), il vaut mieux qu’elles soient privées.

Quelles sont ces nouvelles productions ?


Pour amorcer la transition une technologie électrogène éprouvée, sans risque et compétitive existe : l’éolien (4) . Les exemples allemand et danois ont été décrits dans mon précédent papier ; on pourrait y ajouter ceux des USA et de l’Espagne. N’oublions pas que nous venons d’économiser 6 milliards d’Euros en abandonnant ITER et l’EPR de Flamanville. Certes les vases ne sont pas exactement communicants, mais on peut au moins demander à EDF de transférer l’effort financier de l’EPR sur un équivalent éolien (à 1 Meuros le MW éolien, on disposerait d’une puissance installée de 3 000 MW, soit deux fois la puissance électrique de l’EPR, pour une production dépendant des zones d’implantation choisies). Un avantage évident : les délais très courts de construction, quelques semaines, contre plus de 6 ans pour l’EPR, si tout va bien. D’où frais financiers réduits et disponibilité précoce permettant de fermer rapidement une ou deux tranches nucléaires, de celles qui pourraient servir de vitrine pour le future savoir-faire technique français en matière de démantellement, dont une partie du financement initial de R&D sera prise dans les fonds réservés pour ITER.

Où implanter ces éoliennes qu’un lobbying en grande partie imbécile et intoxiqué en sous main par l’industrie électronucléaire essaie de bannir de l’hexagone ? On pourrait déjà en placer plusieurs milliers le long des couloirs d’autoroute les plus ventés, histoire d’annihiler l’argument du bruit : le couloir rhodanien et le défilé entre Pyrénées et Massif-Central. C'est, en dehors de l’off-shore, le gisement le plus productif d’Europe. Dans le même temps il faudrait associer le savoir faire off-shore de Total aux compétences d’EDF pour réaliser les fermes éoliennes au voisinage des côtes, dans les zones non accessibles à la navigation.

L’objectif général du programme éolien serait, vu l’énorme potentiel du pays, de rattrapper en dix ans un pays comme le Danemark, soit un parc de l’ordre de 30 000 MW (avec les ratios moyens production/puissance installée, un tel parc produirait autant que 10 000 MW nucléaire, soit 1/6 du parc actuel). Il en coûtera 3 Md d’Euros par an, moins que le soutien fiscal de la collectivité au programme biocarburant (voir la critique de ce programme typiquement français dans mon précédent papier), sommes dont on pourrait peut-être déduire une partie des frais généraux très élevés des centrales nucléaires qu’on aura pu arrêter (point à discuter avec des experts). On peut parier qu’après quelques années, la majorité conviendra que la lutte contre les éoliennes n’avait pas de fondement défendable. L’implantation d’éoliennes modernes standardisées et automatisées, et leur raccordement au réseau, constituent des opérations appelées à être routinières. L’absence de risque va attirer les capitaux privés dans cette activité. C’est là qu’il est impératif que l’accès au réseau ne soit plus soumis au bon vouloir d’EDF.

Rapport d’étape du scénario : l’augmentation des consommations d’électricité aura été pratiquement stoppée par l’interdiction du chauffage électrique dans le neuf et en rénovation ; l’équilibrage de la balance des échanges d’électricité et le rattrappage en 10 ans des niveaux d’éoliens danois, allemand mais aussi espagnol, permettront de fermer 1/4 du parc nucléaire. Bien entendu le scenario va beaucoup plus loin et vise beaucoup plus haut.

Il s’agit maintenant d’affronter la réalité, contestable sans doute, et votre serviteur est bien le premier à la dénoncer, mais incontournable, de la demande, sinon de toujours plus, du moins de jamais moins. Cet horizon d’hyper-consommation, notamment énergétique, celui de nos pays industrialisés sera demain celui des 2/3 restant de l’Humanité. Comme je l’ai exposé ci-dessus, recourir aux ressources biologiques pour atteindre cet objectif condamnerait plus d’un milliards d’années d’évolution, uniquement pour que chaque habitant dispose de 200 litres d’eau chaude par jour, n’ait plus à marcher à pied, réalise l’homéostasie de son habitat et de son lieu de travail, mange de la viande rouge tous les jours, puisse consommer fruits et légumes hors saison et s’offre de parcourir la planète en long et en large pour ne pas être en reste vis-à-vis de ceux qui l’ont déjà fait. On doit donc envisager un programme d’investissements cohérents maximisant la rentabilisation des ressources fossiles, les seules dont l’exploitation massive exerce potentiellement la plus faible pression sur la biosphère dans un contexte concurrentiel régulé.

Dans cet esprit, et j’en limiterai à cette incise l’évocation, il est clair qu’il faut que notre pays, grâce à une réglementation stricte, valorise les ressources énergétiques offertes « naturellement » : les déchets de la biomasse et le bois énergie de l’entretien routinier de ses forêts traditionnelles. On doit donc rapidement remplacer les systèmes d’épuration aérobie (haute et basse température) par des unités de production de biogaz et de son injection dans le réseau. Cela nécessite la création d’une industrie spécialisée pour fabriquer des unités performantes (de type Valorgaz), dimensionnées à l’échelle du canton, ceci afin de limiter au maximum les transports d’une matière brute au contenu énergétique faible. Le sous-produit, un compost de qualité et sans odeur, sera alors distribué en retour par le même réseau de collecte local. De même pour le bois énergie et les déchets de l’industrie du bois : au delà de leur usage traditionnel pour le chauffage dans les campagnes, comme en Suède, Autriche, Allemagne etc, il faut généraliser la production d’énergie (électricité et chaleur) à partir de cette biomasse et multiplier à cet effet les réseaux de chauffage dans les villes moyennes. La cogénération permettrait d’adapter la production aux fluctuations saisonnières des demandes de chaleur et d’électricité (5) . Tout cela contribuera à hauteur de quelques pourcents de la demande.

Sans préjuger que des procédés plus performants voient le jour, ou de l’amélioration des procédés existants, voilà le schéma d’un système énergétique pour une transition de long terme, durant laquelle on aurait le temps de faire ce qui en prend le plus : transformer progressivement l’ensemble des infrastructures urbanisées, des réseaux de transport et, simultanément, des habitudes et rêves de consommation des êtres humains. Cette transformation sera, à n’en pas douter, facilitée par le renchérissement des ressources mais elle représente un tel investissement qu’il est illusoire d’en attendre du quantifiable à échéance d’une demi génération. D’autant que, contrairement à des idées simples, celles lancées par le Club de Rome à l’aube des années 1970, l’énergie est restée très bon marché et le restera. Les moyens industriels et monétaires permettant de contenir durablement toute hausse vraiment gênante des prix des énergies ne semblent pas dans leur phase d’épuisement. Et une meilleure utilisation de l’énergie primaire, les systèmes de cogénération allemand et danois en apportent la preuve, permet de réduire simultanément les coûts de production des vecteurs énergétiques.

Les traités signés et ratifiés doivent être respectés. Le pays doit donc tenir ses engagements et, au delà, commencer par décarboner progressivement le vecteur gaz. On est conduit à envisager l’installation de complexes de conversion du charbon et du gaz au voisinage des ports et des terminaux gaziers. Ces complexes énergétiques polyvalents (les techniques existent depuis des lustres) produiront simultanément de l’hydrogène, du monoxyde de carbone qui devra être séparé et oxydé et de la chaleur dont une fraction sera convertie en électricité.

L’hydrogène sera injecté dans le réseau de gaz, d’abord en faible proportion. Cette proportion augmentera progressivement au fur et à mesure de l’adaptation des matériels de distribution et d’utilisation. Le gaz carbonique sera capté, liquéfié puis injecté dans des pièges géologiques ad hoc, analogue à celui utilisé par les Norvégiens à Sleipner.

Certes, ce sont des choses dont on parle peu en France, mais il faut le dire, le charbon propre est dans l’air du temps depuis plus d’une demie-douzaine d’années. Les recherches sur le captage du gaz carbonique donnent lieu à des expérimentations en vraie grandeur. Si notre pays a pris un retard évident dans ce domaine par rapport à l’Allemagne, à la Grande-Bretagne et aux Etats-Unis, il en a pris conscience.

Déjà des laboratoires publics ou semipublics expérimentent depuis quelques années des procédés innovants potentiellement moins coûteux que l’oxy-combustion (adoptée par les Allemands pour leur première centrale thermique au lignite à rejet nul dont la construction vient de débuter). L’ANR vient de lancer un appel d’offre pour des projets industriels en la matière. Par ailleurs, la séquestration, directe ou comme by-product, du gaz carbonique liquéfié est devenue une pratique courante aux Etats-Unis (valorisation de gisements de pétrole) et en Europe (épuration du gaz naturel). Les technologies sont prêtes, y compris celle des carboducs (gazoducs de gaz carbonique). Les pièges géologiques susceptibles d’accueillir ce gaz carbonique sont pléthoriques : on n’a que l’embarras du choix…

Tout cela va coûter. Certes, mais sachant les coûts d’un investissement nucléaire de remplacement au parc actuel, il n’y a pas photo. Car, moins cher que le nucléaire, l’investissement charbon ou gaz propre produira en sus de la chaleur et de l’hydrogène. L’introduction des premières fractions d’hydrogène dans le réseau de gaz ne coûtera quasiment rien. C’est seulement dans un deuxième temps qu’il faudra concevoir le moyen de distribuer l’hydrogène pur au delà de la demande de l’industrie chimique, sans doute par gazoducs et camions citernes spéciaux. La généralisation des usages du vecteur hydrogène prendra certainement plus d’une génération, accompagnant les progrès techniques de la motorisation des véhicules terrestres et aériens.
Une telle dynamique industrielle rendra de moins en moins attrayante la poursuite de la production monomaniaque d’électricité d’origine nucléaire. La sortie du nucléaire devancera sans doute la durée de vie de 40 à 60 ans envisagée pour les centrales.

Conclusion


Le dossier énergétique est l’un des plus ouvert qui soit, mais en France on ne le sait pas. Soit, emporté par un chauvinisme à œillières, celui de l’ensemble des élites politiques et syndicales, on ne jure que par toujours plus de nucléaire, soit gagné par l’esprit de démission et de résignation on abandonne toute volonté de réflexion autonome et on considère le nucléaire comme une fatalité d’origine extra-humaine, un don maudit des forces cachées de la Nature et un mal nécessaire pour éviter le retour à la bougie.

Dans cette affaire tout est politique. Tout est affaire de choix politique. En France, un lobby tentaculaire a imposé ses vues, ses intérêts et son ordre. Et on se prétend le pays des libertés ! Un pays, où pas un seul parti de masse n’admet que l’on conteste cet état de chose en vue de le transformer : c’est un sujet où la démocratie n’aurait pas à mettre son nez (6) . Rien ne sert de parler de diversification quand le rapport de force est aussi inégal, exacerbé par une stupide panique climatique, bouée de sauvetage d’un lobby écolo malade de la perte de ses rêves. On voit les meilleurs esprits prôner en toute sincérité l’intensification de la production de biomasse à fins énergétiques, dans l’illusion de sauver un mode de consommation ET la planète. Il faut ouvrir les yeux, rassembler devant soi les ordres de grandeur en jeu, jauger les risques en toute indépendance d’esprit et affronter ce lobby arrogant.

On peut aussi attendre. De toutes façons les deux programmes officiels : perpétuer le tout électronucléaire et développer les agrofuels pour complaire à la fraction la plus détestable des exploitants agricoles, celle qui traiterait les terres au cyanure si on la subventionnait pour cela, ne résisteront pas très longtemps à la concurrence de l’éolien et des complexes de production d’électricité, de chaleur et d’hydrogène à partir du charbon et du gaz naturel. Les gesticulations à usage national des VRP du nucléaire français n’impressionnent que de ce côté du Rhin, du Channel, des Alpes et des Pyrénées. Il serait temps qu’on en prenne conscience pour se donner l’opportunité de doter le pays d’un secteur industriel énergétique concurrentiel.

Notes

(1) En revanche, l’accident suspect survenu en automne 1969 sur le réacteur A graphite-gaz de Saint-Laurent-des-Eaux (l’introduction « par mégarde » d’un bouchon de graphite dans un canal de refroidissement, conduisant à la fusion d’une barre de combustible métallique et pas mal de doses pour les réparateurs) venait à point nommé, et reçut la publicité qui convenait, pour faire avaler à la CGT et au CEA l’abandon de la filière française au profit de la technologie américaine Westinghouse. Par ailleurs, le Canard Enchaîné se fit complaisamment l’écho de diverses anomalies dans la gestion des chantiers de centrales graphite-gaz.

(2) Les connaissances sur les oscillations climatiques de l’ère quaternaire établissent que la biodiversité planétaire n’a pas été affaiblie, même lors des séquences « catastrophiques » au sens mathématique du terme. Les mieux documentées concernent les phases de transition rapide (de quelques années à quelques siècles) survenues durant les deux dernières séquences glaciaire-interglaciaire. Par exemple, durant la dernière déglaciation la montée des océans a atteint 4 m/siècle. On est même frappé par la vitesse avec laquelle les végétaux et les animaux ont investi les territoires à peine libérés des glaces : 2 km/an pour la remontée vers le nord de la forêt canadienne ; quant à la vigne, on en trouvait en Suède il y an 8000 ans puisque le climat s’y prêtait alors.

(3) L’épisode ESB est de ce point de vue très instructif : alors que la maladie frappait les vaches laitières britanniques, tous les pays boycottèrent durant de longues années la viande bovine produced in England, même les fabuleux broutards écossais, qui donnent de très loin la meilleure et la plus saine des viandes européennes. Après une catastrophe nucléaire, la suspicion généralisée conduirait mécaniquement, par la simple application des lois de l’offre et de la demande, à des montagnes de surplus alimentaires, à la ruine de tous les labels âprement mis en valeur et défendus depuis des générations. Les tentatives techniques, voir comment on procède en Biélorussie, pour limiter les transferts de radioéléments dans la chaîne alimentaires conduiraient à violer les bonnes pratiques imposées par l’INAO et l’agriculture biologique : un patrimoine, pluriséculaire parfois, serait perdu pour des générations.

Il serait temps que la population soit informée de ce risque majeur et immédiat — les maladies viendront après deux ou trois ans. Autre conséquence, observée au Japon après le guerre, les personnes suspectées d’avoir été irradiées et contaminées sont rejetées par le monde du travail (risque d’absentéisme élevé) et ne trouvent pas de conjoint sain pour fonder une famille (risque génétique). Il est clair, comme on l’observe en Biélorussie, que la natalité chuterait drastiquement. Enfin, en tenant compte des densités respectives des populations, on voit qu’une catastrophe nucléaire concernerait 10 à 30 fois plus de monde dans le contexte de l’Europe occidentale que dans celui de la Biélorussie et du Sud-ouest de la Russie. Plus d’un ordre de grandeur…

(4) L’énergie éolienne est la moins traumatisante et la plus dense des énergies renouvelables (de l’énergie solaire déjà transformée en énergie mécanique) non stockées. En effet, l’hélice d’une éolienne standard de 5 Mw balaye une surface d’un hectare et produit de 10 à 15 GWh par an. Par comparaison, pour produire l’équivalent avec du photovoltaïque il faut plus de 10 hectares de surface da captage horizontale. Une centrale nucléaire d’EDF a un ratio de production de l’ordre de 100 GWh à l’hectare (plus en bord de mer mais c’est alors à l’éolien off shore qu’il faut la comparer), mais il s’agit d’une superficie horizontale, alors que l’éolien n’immobilise guère plus de 10% au sol de la surface balayée par son rotor, ce qui lui confère une densité énergétique d’occupation foncière équivalente !!! Un argument technique qui en surprendra plus d’un… n’est-ce pas ?

(5) Très simplement : l’éolien est deux fois plus productif en hiver qu’en été. La répartition des productions d’électricité et de chaleur des unités de cogénération s’ajuste alors très naturellement : plus de chaleur en hiver, l’électricité étant plutôt fournie par l’éolien, et plus d’électricité en été quand l’éolien est à son étiage. Comme quoi la nature est bien faite.

(6) En somme, tous ont fait leur cette assertion d’un des maîtres à penser de l’extrême droite technocratique de l’entre-deux guerres : «en matière de science et d’industrie, si la démocratie s’en mêle, alors tout est perdu.» [Ernest Mercier, Les cahiers du redressement français, 1927]

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