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« Mentir pour restituer du vrai » Réaction à l’interview d’un enseignant et auteur

« Un récit sur la condition de professeur – François Bégaudeau enseigne le français dans un collège de ZEP du 19ème arrondissement de Paris – mais aussi une réflexion sur la langue et sur une certaine fracture linguistique (et culturelle ?) entre les profs (Marie, Luc, Chantal, Valérie) et les élèves (Djibril, Ming, Souleymane, Mariama). De la salle de classe à la salle des profs, du déroulement des cours aux conseils de discipline, ce huis clos aspire à « montrer comment c’est ». A contre-courant des grands discours théoriques et du défaitisme ambiant sur l’école, François Bégaudeau offre une plongée dans le réel le plus quotidien et le plus laborieux. Son récit est un véritable exercice de style, drôle et enlevé, à l’image de cette langue parlée par les élèves de 4ème. Un livre finalement plus efficace que nombre d’essais sur la question. »

Donc, malgré l’appellation roman, l’auteur et enseignant « offre une plongée dans le réel » et c’est bien ainsi que François Bégaudeau explique sa démarche d’écriture lors de son interview : mettre entre parenthèse le jugement pour être en position de littérature, s’astreindre à la description car « le réel pense », « capter du réel, c’est toujours capter de l’idée ».

Nous sommes par conséquent dans les faits, loin de toute idéologie.

Or, qu’entendons-nous au cours de l’émission ? La démarche exactement inverse me semble-t-il.

Voici deux exemples :

1) Le journaliste Nicolas Demorand relève la différence des prénoms entre « la salle des profs » (Marie, Julien, François, Chantal, Valérie) et « la salle de classe » (Djibril, Ming, Souleymane, Mariama).
L’auteur répond que globalement dans les collèges ZEP « ce sont des petits blancs qui enseignent à des petits noirs ». « C’est intéressant cette liste de prénoms disons gaulois parce qu’elle montre bien comment j’ai opéré par rapport au réel ». « J’ai deux collègues dont le prénom est maghrébin…je ne l’ai pas mis ». « J’ai menti pour restituer du vrai ».
« Pour montrer quelque chose d’absolument vrai à savoir ce que je viens de dire » – ce sont des petits blancs qui enseignent à des petits noirs – « je retire un peu de réel pour produire de la vérité ».

2) L’auteur évoque un passage de son livre. Il s’agit d’une séance de travail, qui a effectivement eu lieu, au cours de laquelle l’enseignant a demandé aux élèves de noter des mots qu’ils ont entendus au cours de la semaine sans les comprendre. L’un de ses «élèves chinois qui est à peine francophone » indique dans sa liste « autrichien ».
François Bégaudeau raconte comment lui, enseignant, a réagi. « Je vais être amené à lui dire » : « Autrichien, tu sais pas ce que c’est ? Franchement tu sais, c’est pas très grave parce que l’Autriche franchement c’est un pays, tout le monde s’en fout un peu. S’il disparaissait demain personne ne s’en rendrait compte ».

L’auteur analyse ensuite ce qui s’est passé à ce moment-là dans la classe, il commente la façon dont il a réagi : « Je suis en train de faire de la discrimination positive » ; « Je ne veux pas que cet élève essuie les rires des autres, du coup je fais du favoritisme ».
A travers cet épisode, l’auteur analyse aussi la méthode utilisée pour écrire son livre (les idées qui surgissent du réel) : « En racontant un fait hyper précis…j’évoque la discrimination positive, en faveur de laquelle par ailleurs je suis… ».

Dans l’émission radiophonique, personne ne semble s’émouvoir de la façon dont l’enseignant fait de la discrimination positive qui consiste, si je comprends bien, à être raciste vis-à-vis d’un groupe, ici les Autrichiens, pour mettre en valeur un autre groupe ou un individu, un élève chinois.
Le journaliste Nicolas Demorand s’inquiète simplement, sous la forme de la plaisanterie, de ce que vont penser les auditeurs autrichiens de France Culture : « Alors vous n’avez rien contre les Autrichiens ? » Ce à quoi l’auteur répond : « Disons que c’est pas mon pays préféré ».

Olivier Duhamel souligne alors la contradiction : « Vous venez de vous contredire assez fortement…se mettre en position de littérature c’est suspendre l’idée et maintenant vous nous expliquez que c’est l’introduire sournoisement… »
Mais l’auteur réaffirme qu’il ne fait que partir du réel (se mettre en position de littérature « c’est suspendre le jugement », « on s’astreint à la description, à la restitution, à écouter, à tendre l’oreille, à ouvrir les yeux… ») : « Je mets en suspens mes idées et je me mets à écouter le réel et je me rends compte que, dans le réel, il y a des idées…Je me prends moi-même en flagrant délit de discrimination positive. »

Après avoir entendu l’auteur décrire sa méthode de travail, nous pouvons finalement nous demander si la réalité qu’il décrit n’est pas très fortement influencée par ses propres idées…

Ces exemples me paraissent significatifs à plusieurs titres :

-Méthode employée pour défendre une cause (mentir pour restituer du « vrai »),

-Causes qu’un enseignant de collège, en France, aujourd’hui, se sent en devoir de défendre (décrire la « vérité » « petits blancs qui enseignent à des petits noirs », discrimination positive),

-Choix des décisionnaires culturels. Le roman Entre les murs a reçu le 1er Prix du livre France Culture / Télérama. David Kessler (France Culture) et Bruno Patino (Télérama, président du jury 2006) sont venus sur France Culture expliquer leur choix. David Kessler salue l’écriture, l’effort de transcription du langage des collégiens dans toute sa richesse, son originalité, « Ce qui est intéressant…c’est quelque chose qui est de l’ordre à la fois de l’écriture et d’essayer de comprendre ce qui se passe là-bas. ».

Le roman Entre les murs aiderait donc à comprendre ce qui se passe dans les collèges. Lorsqu’on écoute l’auteur, on a quelques doutes…

-Le type de « réalité » concernant l’enseignement qui fait l’objet d’une médiatisation (publication d’un livre, soutien de France Culture, Télérama, voire adaptation au cinéma) auprès d’une population notamment d’intellectuels, de journalistes, etc.

24 mars 2006