19 mars 2024

Des Juifs officiels et des Juifs réprouvés

 

Une des expériences les plus significatives que nous avons faites avec la déclaration « Raison Garder » a été, et est toujours, le silence des médias français à son propos. La presse suisse, italienne, israélienne lui ont fait écho, même si ce fut la plupart du temps dans les marges de JCall.

 

C’est une situation à laquelle nous nous confrontons en fait depuis la deuxième Intifada. Elle se manifeste aujourd’hui avec une stridence supplémentaire parce que les deux pétitions en lice, « Raison Garder » et « Appel à la raison », peuvent se mesurer par un dispositif informatique simple : 10 200 signataires pour « Raison Garder » contre 6000 pour J Call.

Le constat le plus immédiat que l’on puisse faire, c’est que les médias français pratiquent une information sélective qui obéit à une grille idéologique. C’est bien ce qui s’est produit depuis 10 ans. Seuls les Juifs « autorisés » ont pu s’exprimer et tenir le micro. Cela a concerné en premier toute la galaxie de ceux qui s’étaient recommandé d’un « autre » judaïsme, d’une « autre voix juive » et que nous avons nommés, respectueux de leur auto-définition : les « Alterjuifs » (de « alter » : « autre ») (1).

Tout leur discours se résumait dans l’accusation d’Israël et de la communauté juive. Il y avait, à cette époque, une sorte de cérémonie d’allégeance en vertu de laquelle, pour avoir le droit à la parole et à l’écoute, l’interlocuteur juif devait impérativement prononcer en guise de « Sésame ouvre-toi » la formule : « Je suis pour Israël, mais, attention ! Je suis contre ceci ou cela : « Sharon », « l’occupation », les « colons », etc.

Le reste des Juifs étaient renvoyés à la tourbe grouillante et visqueuse du tribalisme, du sionisme « viscéral », du particularisme, exactement à tout ce dont l’apôtre Paul – « autre » fils d’Israël – accusait déjà « les Juifs », il y a 20 siècles. De ce monde-là, aucune voix articulée et construite ne fut répercutée dans le débat public. Et les efforts d’explication, les livres, les conférences, les newsletters ne manquèrent pas. L’histoire enregistrera cet effort désespéré de la communauté juive pour se faire entendre de la communauté nationale.

Certains pourtant, qui avaient accablé le « communautarisme juif » dans les années 1990, se virent confirmés par les médias comme ses porte-paroles uniques et obligés, sur tous les plateaux et dans tous les journaux, mais uniquement pour faire entendre les échos de leur âme juive souffrante et tourmentée, prise dans les rets de ses contradictions. Le reste des Juifs resta toujours massifié, anonyme et menaçant.

Les auteurs de J Call se sont manifestés dans ce paysage-là de sorte que la structure de communication – ou plutôt de non-communication, ici évoquée– a connu une mutation : ils se posent en porte paroles exclusifs du judaïsme, puisqu’ils accaparent sa morale, son honneur et la raison, pour tancer de haut le monde juif – à nouveau donc voué au « tribalisme » viscéral (2) !-, en prenant l’univers à témoin – et c’est là où est le problème –, convoqué pour imposer leur volonté partisane à tout un peuple voué à être sous tutelle.

Le colloque organisé par l’Ambassade de France à Tel Aviv le 31 mai (3), en est une illustration. Il commence par un débat entre un porte parole de J Call – mentionné tel quel, es qualités, c’est là le problème- et la ministre Likoud de la culture, comme si toute la diaspora française était résumée dans J Call, auquel l’ambassade donne voix sans aucun souci d’équilibre.

Y-a-t-il donc des Juifs « officiels » et des Juifs « réprouvés » ? Hanna Arendt a bien analysé ce syndrome dans son livre De l’antisémitisme, à travers la notion de « Juifs d’exception ». Au 18ème siècle, les salons mondains les fêtaient en les opposant à la masse ghettoïsée de ceux qui ne bénéficiaient pas encore de l’émancipation citoyenne. Eux-mêmes, remarque-t-elle, ne retiraient leur statut privilégié et leur reconnaissance que de cette relégation de tous les autres Juifs. Hier comme aujourd’hui, la « reconnaissance » des uns se paie de l’exclusion des autres de la citoyenneté, en diaspora comme en Israël, où J Call ne propose rien d’autre que de court-circuiter la procédure normale de la démocratie et de la souveraineté républicaine.

Ce parallélisme souligne quelle terrible régression connaît aujourd’hui la condition juive.


*Chronique prononcée sur Radio J, vendredi 28 mai 2010.

1 – http://www.controverses.fr/Sommaires/sommaire4.htm
2 – Paroles de Eli Barnavi, l’un des inspirateurs de J Call : « Oui il y a bien deux Israël. Le mien tourné vers le monde, séculier et rationnel ; et l’autre, idolâtre, centré sur une terre diviniséeet prisonnier de croyances archaïques… Entre les deux il n’y a pas de compromis possible. Dans le combat qui les oppose, chaque camp compte ses alliés, au sein du monde juif et parmi les Gentils. Ils ont les leurs, juifs de la Diaspora arc-boutés sur leurs peurs ancestrales qui flairent l’antisémitisme partout et sont prêts à se battre pour Abou Dis jusqu’au dernier Israélien, ou évangélistes américains dont le « sionisme » annonce la conversion des juifs et le second avènement du Christ Roi. Nous avons les nôtres « Juifs de l’éthique »… Réponse de Eli Barnavi à Régis Debray dans son pamphlet récent A un ami israélien (Flammarion).
3 – « La démocratie et ses nouveaux défis »,
les 30,31 mai et 1er juin 2010, en collaboration avec le journal Haaretz.»

POST SCRIPTUM

Le démontage d’un coup monté

Ce ne peut être un concours de circonstances. La publication par Libération (29 et 30 mai 2010) d’un dossier et d’une première page sur J Call, à l’occasion du colloque franco-israélien organisé par l’Ambassade de France en Israël, démontre le coup monté qui porte cet «Appel». Ses vastes ramifications allant du Parlement européen au ministère français des Affaires étrangères, en passant par Haaretz et Libération, sans oublier la parution, sans doute programmée, du pamphlet de Régis Debray, et toute l’effervescence médiatique ambiante soulignent la puissance du lobby qui porte J Call. De ce point de vue, « ces juifs qui critiquent Israël » (Libé en première page) sont les Juifs du pouvoir, de la même façon que les militants de J Street sont les Juifs d’Obama.

La finalité de leur entreprise est éventée. Foin de « morale », il s’agit avant tout de préparer « du dedans » du monde juif (d’où leur intervention « en tant que juifs ») l’imposition d’une «solution» du conflit arabo-israélien, en dénonçant à la vindicte universelle tous ceux qui ne pensent pas comme eux afin de mieux les délégitimer sur le plan moral et les paralyser. Les signataires de J Call ne font d’ailleurs pas mystère de ces objectifs, proclamés en toutes lettres.

La lecture du dossier de Libé est une mine pour le sociologue car le dispositif idéologique qu’il met en place est éminemment limpide. Remarquons, en passant, que pour, la première fois, Libé mentionne « Raison Garder » : 10 lignes introduites par la phrase « la polémique fait rag». Notre représentativité est mise en doute (« quelques 14 000 personnes auraient signé cet autre texte » – en comptant la pétition italienne dont l’auteur de l’article ne semble pas être au courant). L’éditorial de Laurent Joffrin se termine sur l’apologie du « dissensus » et du «débat », mais il ne nous a jamais donné la parole ni n’a rendu compte de notre existence.

Le schéma idéologique qu’activent les supporters de J Call est manichéen : les bons et les méchants. Les bons sont « des intellectuels » opposés aux « communautés juives », au «gouvernement israélien », à « l’Aipac, au « tout puissant lobby aligné sur la politique du Likoud », au « président du CRIF », à « Ariyeh Eldad du parti d’Union Nationale ». En vertu de la même logique, la séance inaugurale du Colloque de Tel Aviv oppose un intellectuels (Lévy) à une ministre du Likoud, comme pour donner à comprendre qu’il n’y a pas d’intellectuel ni de pensée de l’autre côté. Bien sûr, avec les 155 professeurs d’université, 445 enseignants, 47 chercheurs, 60 écrivains, 80 journalistes, etc, qui ont signé “Raison Garder”…

On voit réapparaître l’« autre Juif » dans le titre de Laurent Joffrin (« L’autre voix »), ce qui montre que nous sommes dans la continuité de la rhétorique des « Alterjuifs » des années 2000 (1) sauf que cette fois, J Call comporte « nombre de personnalités peu suspectes d’hostilité à l’égard d’Israël ». Donc il y a les Juifs du « même » – de la fermeture, du « communautarisme », de la droite », de « l’affirmation identitaire » (Joffrin dixit), « unanimistes », « le gouvernement israélien et ses soutiens en France », et les Juifs de l’autre, de l’altérité, de l’altruisme…

Ce schéma mental n’est pas pour rien dans l’atmosphère pesante qui s’est installée en France depuis 10 ans et qu’il faut désormais combattre avec résolution. Les pouvoirs publics (l’Ambassade a enfreint le principe de la neutralité administrative) et les médias ne peuvent plus continuer à jouer des Juifs contre d’autres Juifs, à favoriser les uns et exclure les autres, et entretenir ainsi la confusion des esprits où se mêlent de façon trouble et délétère philosémitisme et antisémitisme. Si les pétitionnaires de J Call se prêtent à une telle opération, ils s’exposent eux aussi à des conséquences fatales.

On pourrait d’étonner que dans cet ensemble Libération ait placé un article sur le violent pamphlet de Régis Debray. Le titre de cet article est en fait significatif : le qualificatif de « sioniste pro-palestinien » fut l’invention de l’UEJF, alors sous la présidence de Patrick Klugman, aujourd’hui membre du comité exécutif du CRIF et signataire de J Call… Le schéma idéologique de l’apostrophe hargneuse de Debray conjugue la profession de foi philosémite et une vision des Juifs que ses lecteurs qualifieront d’eux-mêmes. Il oppose un Israël mythique, valorisé, à un Israël réel, vilipendé. Vieille histoire de 20 siècles ! Ce pamphlet franchit néanmoins un stade supplémentaire puisqu’il fustige les Juifs de France au nom de la critique de l’État d’Israël, en les accusant de « double allégeance », en somme de trahison, accentuant ainsi la dialectique de leur diabolisation/célébration : célébration d’ectoplasmes ! Le bon juif est décidément celui qui accuse Israël ou s’accuse lui même sacrificiellement…

Comment cette insertion étonnante dans un tel dossier consacrée à des « juifs » (Libé dixit) est-elle possible? Tout simplement parce que l’inspirateur de J Call, Eli Barnavi, répond à Régis Debray dans ce livre, lui conférant ainsi le certificat de bonne conduite qui l’exonère de tout soupçon. Le même Debray accompagné de Barnavi a bénéficié également d’un passage radiophonique à l’émission d’Alain Finkielkraut sur France Culture. La boucle est bouclée. Le pamphlet de Debray serait-il le commentaire autorisé de la pétition de J Call ?

1 – Cf. http://www.controverses.fr/articles/numero4/JYKanoui4.htm

 

 



Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *