28 mars 2024
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Fondements de la société de Puissance (2)

Il faut, pour comprendre ce processus, délier quelque peu les fondements de la morale privée judéo-chrétienne. L’idée dominante dans l’aire culturelle européenne depuis plus d’un millénaire était celle d’un homme indubitablement faible, capable du pire, parce que porteur en lui-même du mal. Cet état est compris par la pensée chrétienne comme la conséquence de la séparation d’avec Dieu, séparation choisie par l’Humanité à l’origine. La plupart du temps, dans l’optique chrétienne, la liberté n’est pas un objet à gagner ou conquérir, mais un état de fait. C’est en usant de celle-ci qu’Adam et Eve se sont amputés de la relation parfaite à Dieu et de la vie éternelle.

L’idée de fond, alors, est que c’est la grâce donnée librement et gratuitement à tous par le Christ qui rachète les hommes. A partir de là, chaque personne est le lieu d’un processus de liberté inaliénable, qui est l’acceptation ou non de la grâce. D’un point de vue philosophique, la morale judéo-chrétienne reconnaît le tragique du monde et introduit l’individu au centre de tout, comme étant le lieu vivant de cette tragédie. De fait ainsi que le dit la parabole, il n’est pas possible de séparer le bon grain de l’ivraie et tous sont concernés par la proposition d’alliance divine. Les conséquences morales sont alors singulières : la société n’est en aucun cas une entité parfaite. Au contraire, elle est le rassemblement d’hommes au cœur du Mal, hommes pourtant capables du meilleur, puisque ouverts à la grâce divine. Il s’agit simplement d’un ensemble de relations interindividuelles à réguler pragmatiquement. De ce point de vue, la pensée des Lumières, du moins celle de Rousseau, qui alimente l’idéologie de l’intérêt général, ne procède pas du christianisme, et le progressisme chrétien qui s’en réclame est, à mon sens, une méprise profonde. Les Lumières ne sont pas un moment de rénovation et de maturation du christianisme, une espèce de fin de crise d’adolescence qui l’aurait fait rentrer dans l’âge adulte, mais bien un processus philosophico-politique d’un autre ordre.

À la liberté de l’homme comme conquête à entreprendre…


Dans le cas de l’idée d’état de nature(1), qui voit l’homme sauvage perverti par la société, c’est même de l’exact inverse du christianisme dont il est question. La façon dont la pensée de Rousseau a été comprise, amplifiée et souvent simplifiée, c’est que l’homme, placé dans une adéquation favorable entre ses besoins et/ou instincts se trouve dans un état d’équilibre dont le mal et la souffrance sont exclus. Il induit ainsi une image de la personne nue face aux processus sociaux ou physiques extérieurs, en position de perpétuelle passivité, en fait : ce sont uniquement en effet des configurations dans lesquels l’individu se place quasiment en consommateur passif de son existence qui sont causes de son bonheur ou de son malheur. Singulière perversion du christianisme, qui déplace par conséquence de l’individu au champ social l’idée de péché originel et donc celle de salut. Le bonheur n’est plus la responsabilité de la personne dans sa vérité intime mais la conjonction de l’état de la société et du placement que l’on y occupe en son sein. L’essentiel devient alors affaire de positionnement, l’individu et ses choix ne comptent plus.

Comment alors, en ces temps d’individualisme, cette pensée peut-elle être si répandue et surtout massivement acceptée ? C’est qu’elle est fort pratique, tant qu’on ne fait un trop gros effort de vérité, pour le repos de la conscience individuelle. Elle induit en effet l’évacuation de la question du Mal du champ de la conscience. En effet le Mal est ici toujours extérieur et social : il ne se pose jamais à la personne comme la prise de conscience douloureuse de sa propre finitude et de sa propre difficulté au bien. Au contraire le Mal tend à revêtir alors deux dimensions. En premier lieu il apparaît comme une question sociale, une force extérieure qui amène la souffrance aux hommes. le Mal, alors, s’incarne dans le volcan qui explose, la souffrance de l’ouvrier à la tâche, le travail est refusé. A la longue, le Mal et l’adversité ont presque tendance à se recouvrir. Une diabolisation de la difficulté se profile derrière tout cela.

En second lieu, le Mal devient ce que nous faisons quand nous transgressons les règles de la « bonne société », celle de l’équilibre, qui est censée nous ramener aux joies néolithiques de Rousseau. Ces règles en l’espèce sont celles de l’intérêt général. De fait, en désignant l’adversité, et par extension, l’autre, comme le Mal, et en montrant la conformité sociale comme source du bien, cette idéologie est fondamentalement dans une logique d’inversion de la morale privée antérieure, et surtout amène à une vision de l’homme perçu comme un enfant autocentré, totalement fermé à sa propre responsabilité et enfermé dans une recherche impossible du paradis social.

Vers la société de Puissance


Partant de là, il était tout à fait normal que s’enclenche un processus tendant à évacuer la négociation des traditions sociopolitiques républicaines. La négociation, dans la logique rousseauiste, ne saurait être une source de légitimité, puisqu’il s’agit là d’un processus interpersonnel. Or, jouet ballotté par la société, l’individu n’est ici en aucun cas légitime pour, par son intervention, prendre positivement en charge quoi que ce soit de social ou le pousser vers le mieux. L’axiome qui exprime cela, et qui découle directement de la vision rousseauiste du monde est : la partie ne saurait améliorer le tout. C’est la société soit, dans une pensée hiérarchisante par nature, l’échelon le plus puissant, qui a forcément la capacité d’amélioration. Ce sont les fondements d’une idéologie de puissance. Cependant, qui peut dompter ce social écrasant, sinon un individu supérieur, un génie placé aux commandes ? La personne ne pouvant être totalement exclue de cette configuration idéologique, elle n’est légitime, de fait, non pas pour elle-même, mais parce qu’elle est légitimée.
En effet, puisque la négociation est exclue comme méthode de gouvernement, ce qui supposerai que la personne soit source de légitimité, une légitimation autre est nécessaire. La raison qui la fournit. Transférant de l’individu à la société la question de la lutte pour le salut, la pensée rousseauiste y transfère aussi la promesse du paradis et de la Terre Promise. Est en situation d’exercice légitime du pouvoir, alors, qui se prévaut d’une compréhension supérieure de la société et de son devenir. Mais l’individu étant justement évacué comme source de légitimité, aucune vision politique ou sociale ne peut se fonder sur une appréhension subjective de la réalité. La clé est l’accès à la connaissance pure, à la compréhension de la société, à la raison.

Dans cette pensée, un point de vue et un seul est acceptable sur les questions essentielles. Un point de vue nullement construit par l’interaction humaine, mais qui existerait de toute éternité et auquel, une fois nos yeux dessillés, nous ne pourrions que rendre raison. Puisqu’il y a une vérité sociale, il lui faut donc des prêtres chargés de la déchiffrer et d’en informer la population, dans des termes qu’elle comprenne. Ces clercs ne traitent en premier lieu que les dossiers prioritaires. Le reste est laissé en friche, dans l’attente d’un traitement ultérieur.
Est prioritaire, à l’évidence, tout ce qui relève de l’intérêt général, le reste recouvrant la sphère individuelle et toutes les questions laissées en plan. La boucle est bouclée : l’intérêt général est la justification d’une force brute appliquée à l’ensemble de la société. La démocratie de masse achève de légitimer lourdement ce règne de la raison et l’évacuation de la négociation. Que l’individu laissé trop souvent face à lui-même, et qui en tire quelque anxiété, ne s’inquiète pas trop : l’intérêt général a vocation à tout traiter, question de temps. Déjà, nos émois individuels tendent à l’intéresser, nos opinions sont juridiquement divisées en saines pensées, que l’on peut exprimer, et en avis délictueux, lesquels doivent, à peine sortis de leur gangue cérébrale, y être réintroduits sous peine de poursuite.

Vers l’Etat-univers


Cette logique de l’intérêt général, et son pendant philosophique, le rousseauisme idéologique, exercent indéniablement une forte séduction. Sur des pans de plus en plus larges de la vie humaine, ils nous libèrent de nos responsabilités. Nous n’avons qu’à voter pour choisir une politique, un parti, une appréhension de la raison, et nous occuper d’autre chose. Au pire, nous débattons du contenu idéologique de la vérité, mais du point de vue des idées abstraites. Ce système mental est reposant, parce qu’il est idéel, il n’existe pas, ne repose sur rien. C’est une médiation qui se propose de nous libérer de la vie, laquelle n’est pas fondée là-dessus. Le mouvement de cette dernière ne peut tout simplement pas procéder d’une seule volonté, fût-ce de celle d’un énarque, d’un universitaire ou d’un artiste engagé. La vie est fatigante, incompréhensible, tâtonnante. La conséquence de ce hiatus, dans la logique de l’intérêt général, finalement, est que l’Etat prend presque tout en compte, puisque, de la gestion des choses très larges, il tend à vouloir phagocyter peu à peu la sphère individuelle. Le régime des saisons devient du ressort de l’Etat. Trouver du travail aussi. Assurer la prééminence d’un discours acceptable, ou promouvoir des valeurs également.

Tout cela, l’intérêt général le justifie progressivement. S’en remettre peu à peu à lui est reposant pour l’individu qui le peut. Celui-ci, pour étancher sa soif de participation à la vie publique, peut alors disserter sans fin sur le sexe des anges et sur leur condition sociale. Ce système pousse subrepticement le citoyen dans une rêverie brumeuse où presque rien ne porte à conséquences. Tout français, de façon implicite se positionne à des degrés divers face à cette problématique.

(1) De Rousseau, non de Locke.

A suivre…

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