28 mars 2024

Notre ami Roland Dumas

Par Luc Rosenzweig : " En regardant, l’autre soir, l’altercation entre Roland Dumas et la taulière chez Taddei, sont remontés en moi quelques souvenirs datant de ma fréquentation professionnelle du personnage, qui, comme chacun sait, joua jadis un rôle considérable au sein de la mitterrandie. Notamment cette rencontre, en 1988 dans le château d’Ernich, à Bonn, qui servait alors de résidence à l’ambassadeur de France en Allemagne. Le titulaire du poste était alors Serge Boidevaix, un chiraquien pur sucre, qui avait été notamment l’artisan de la vente à Saddam Hussein du réacteur nucléaire Osirak, auquel l’aviation israélienne réserva le sort que l’on sait. Roland Dumas était là, de passage, comme ministre des Affaires européennes, et les deux hommes recevaient, en petit comité, quelques journalistes en poste à Bonn. (Causeur.fr)

Bons de pétrole pour services rendus

Les relations que semblaient entretenir Boidevaix et Dumas dépassaient largement ce que la courtoisie républicaine exige des serviteurs de l’Etat. En dépit de leur appartenance à des camps politiques opposés, les deux hommes avait l’air de vieux complices se retrouvant avec une satisfaction non dissimulée : la langue de bois diplomatique qu’ils s’efforçaient de pratiquer pour essayer de nous enfumer sur la réalité des divergences franco-allemandes sur divers dossiers épineux à l’époque était démenti par leur langage corporel. Celui-ci traduisait leur hâte à se débarrasser des journaleux pour aller tranquillement deviser de choses plus sérieuses en tête à tête. Ce n’est que bien des années plus tard que j’ai compris le lien qui unissait les deux personnages : une commune inclination pour le dictateur irakien, fondée, bien sûr, sur une analyse géopolitique partagée de la situation au Moyen-Orient, mais aussi sur quelques avantages matériels que pouvait leur apporter cette amitié d’un despote éclairé au pétrole. Une fois sorti de la “carrière”, Serge Boidevaix devint le principal animateur du lobby pro-Saddam en France, notamment comme président de la Chambre de commerce franco-arabe. Epinglé dans le rapport de l’ONU sur les malversations liés au programme “pétrole contre nourriture” mis en place pour l’Irak après la première guerre du Golfe et les sanctions contre Bagdad, Serge Boidevaix doit maintenant rendre des comptes à la justice française pour les « bons de pétrole » offerts par Saddam à ses amis en remerciement de leurs bons et loyaux services. Roland Dumas a, lui, été relaxé en appel dans l’affaire dite “Elf” qui avait, elle aussi, une forte odeur de pétrole moyen-oriental.

Pour en revenir à l’épisode de Bonn, je fis part, quelques jours plus tard, à Boidevaix de mon étonnement devant la chaleur plutôt inattendue de ses rapports avec Roland Dumas. “Ah !” me répondit-il, Voyez-vous, nous sommes deux hommes qui auraient été parfaitement à l’aise dans le XVIIIe siècle… Nos choix politiques nous séparent, mais nos goûts esthétiques et notre vision du monde nous rapprochent…” Dans Talleyrand, comme dans le cochon, tout est bon, y compris la corruption de haut vol…

L’affaire George Habache

Une autre histoire concernant Roland Dumas, à laquelle je fus mêlé quelques années plus tard, nous ramène en 1992 à Paris, au Quai d’Orsay. Il est monté en grade en devenant ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Rocard, une nomination qui fait partie des multiples avanies que fit subir Mitterrand à son meilleur ennemi promu à Matignon. Je visitais alors régulièrement un ancien camarade de lycée, Daniel Bernard1, aujourd’hui décédé, qui était devenu son directeur de cabinet après l’affaire rocambolesque de la venue à Paris du Palestinien George Habache, le chef du FPLP et terroriste recherché dans le monde entier. Roland Dumas avait fait porter le chapeau de cette bévue, dont il était le principal organisateur, à son très intègre directeur de cabinet, François Scheer, qui fut viré séance tenante. Bernard, qui voyait venir la débâcle de la gauche aux législatives de 1993, aurait préféré se faire propulser dans une ambassade pépère, au Maroc par exemple, au lieu de gérer quotidiennement le comportement incontrôlable de son ministre. Mais le diplomate de gauche chevronné étant une denrée rare sur le marché, il ne put faire autrement que d’accepter le poste.
Lors d’une de mes visites, je trouve Daniel Bernard accablé. “Tu viens encore d’avoir le général Aoun au téléphone ?” lui demandai-je, car à l’époque le dirigeant maronite libanais faisait le siège du Quai pour qu’on lui permette de s’exprimer publiquement sur les affaires du Liban, en dépit de son statut de réfugié politique. “Non, ce n’est pas ça, je viens de recevoir deux moustachus (membres des services spéciaux) qui m’ont remis ça…” Il me montre alors une demi-douzaine de photos montrant Roland Dumas sortant d’un immeuble cossu enlaçant amoureusement une jolie brune, pas toute jeune mais toujours charmante. “Tu sais qui c’est ?” me demande-t-il. Le visage me disait vaguement quelque chose, j’avais dû l’apercevoir en feuilletant des magazines people, mais j’étais incapable de mettre un nom sur ce minois oriental. “C’est Nahed Ojjeh, la veuve du milliardaire saoudien Akram Ojjeh, qui se trouve être également la fille de Mustapha Tlass2…” Le plus étonnant de l’histoire, c’est que les hommes de la DST n’avaient pas pour mission de “planquer” devant cet immeuble de l’avenue Foch pour surveiller les amours du ministre, mais parce que l’on soupçonnait des ressortissants iraniens de s’y livrer à des activités dommageables à la sécurité nationale.

Vie publique et affaires privées

Après l’affaire Habache, Bernard subodore que si cette liaison est portée à la connaissance des Israéliens – on est alors dans les négociations secrètes ayant précédé les accords d’Oslo – l’action de la diplomatie française dans ce dossier risque de s’en trouver sérieusement entravée. Les Israéliens auront alors beau jeu de justifier la mise à l’écart d’un Dumas dont ils connaissaient trop bien l’hostilité viscérale qu’il leur porte. En me mettant au parfum, et à travers moi Le Monde dont j’étais alors l’employé, Bernard tente de monter un contre-feu en faisant suggérer par le journal de référence, avec l’hypocrisie doucereuse dont il peut faire usage dans ces circonstances, qu’il est des comportements ministériels de nature à porter atteinte à la fonction occupée. Cela aurait pu inciter Dumas à mettre un terme à cette liaison ou, au moins, à la cultiver dans la discrétion. Cette manœuvre, à laquelle je me prêtai volontiers, autant par patriotisme que par amitié pour mon vieux pote de lycée, fit long feu. Elle se heurta à l’opposition farouche et catholique de Bruno Frappat, à l’époque directeur de la rédaction du journal : “On ne touche jamais à la vie privée des politiques. Point barre.” En conséquence, quelques jours plus tard, on vit paraître les photos à la une de Maariv et du Yedioth Aharonot, quotidiens israéliens à grand tirage. Nahed Ojjeh, quelques mois plus tard, fit don d’un scanner à l’hôpital de Sarlat, en Dordogne, chef-lieu de la circonscription où Roland Dumas était candidat à la députation. Cela ne l’empêcha pas d’être battu par le RPR Dominique de Peretti, dont la première épouse, Christine Deviers-Joncour, devint tout à la fois, selon ses propres termes, “putain de la République” et maîtresse de Roland Dumas dans l’ivresse de l’affaire Elf. Cela se passait au XXe siècle.

C’est lui qui, devenu ambassadeur à Londres, traita publiquement Israël de “Shitty little country”, petit pays de merde. ↩
Tlass fut pendant de longues années ministre de la défense de Syrie et homme des basses œuvres de Hafez el Assad. Il est également l’auteur de plusieurs brûlots outrageusement antisémites qui l’empêchèrent d’obtenir le titre de docteur en Sorbonne auquel il aspirait. Lorsque l’histoire des relations de sa fille avec Dumas fut connue au Quai, le ministre gagna le surnom de “Lion de la Tlass”.  "

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