29 mars 2024

“Les deux blasphèmes”

A Londres, des manifestants, voulant témoigner, sans doute, de la tolérance de l’islam, brandissaient des pancartes qui proclamaient : «La liberté en enfer», «Préparez-vous au véritable Holocauste», «Exterminez ceux qui se moquent de l’islam», «Europe, ton 11 septembre va venir». A Strasbourg, un Mohammed Latrèche réclamait l’union de tous les terroristes, intégristes, islamistes. A Bangkok, un imam, interviewé sur CNN, réclamait la mise à mort du caricaturiste félon ou, à défaut, l’amputation de sa main pécheresse, condition d’un possible pardon. Au Pakistan, une confrérie religieuse a proposé un million de dollars, plus une voiture, à qui tuerait l’un des dessinateurs incriminés.

On aurait attendu de l’Europe un minimum de dignité, un beau geste : qu’elle rappelle ses ambassadeurs, suspende provisoirement toute aide aux Palestiniens qui promettaient la mort à nos diplomates, qu’elle expulse les imams factieux qui ont attisé la colère en propageant partout les dessins litigieux, qu’elle adresse un avertissement solennel aux Etats qui ont autorisé le saccage des bâtiments officiels du Danemark et de Norvège. L’Europe a choisi de s’incliner : les Danois, lâchés par tous, se sont embrouillés dans de pénibles excuses ; nos dirigeants ont joué les Ponce-Pilate ; les Eglises ont condamné le sacrilège ; des entreprises françaises, dans les supermarchés du Moyen-Orient, ont mis des affichettes «Nous ne sommes pas Danois», et Javier Solana, qu’on avait connu jadis plus fringant face aux Serbes, s’est transformé, auprès des gouvernements arabes, en commis-voyageur de l’expiation. Partout, la sainte alliance de la trouille, du goupillon et du croissant, a fait merveille. Curieusement, hormis quelques organes de presse de chez nous, les seuls actes de courage sont venus du Maghreb, du Machrek [1], ou d’Asie du Sud-Est, de ces journalistes jordaniens, yéménites, malais, algériens, jetés en prison pour avoir osé publier dans leur quotidien les douze caricatures du prophète, ou encore du professeur de l’université de Tunis, Hamadi Redissi, avertissant : «Vous ne devez pas renoncer à la libre critique. Si vous cédez, ce sera fini.»

Dans ces meutes vociférantes, par ailleurs, manipulées (on le sait maintenant, le scandale a été forgé de toutes pièces), on sentait pourtant comme un vent de panique, un vacillement de terreur. La rage n’est que le symptôme d’une évidence intolérable : même les tueurs veulent se présenter sous le masque de la vertu. Cette affaire est un formidable révélateur. Car les caricatures en question, loin d’être médiocres, ont frappé juste. Il existe deux sortes de blasphème : l’un est un hommage indirect à la foi qu’on prétend piétiner, l’autre, un dommage salutaire. «Fouler aux pieds la chimère divine» (Sade), insulter le nom de Dieu pendant l’acte amoureux, «prononcer des mots forts ou sales dans l’ivresse du plaisir», représenter, comme l’Autrichien Oskar Panizza, dans le Concile d’Amour (1894), le pape et les cardinaux, perdus dans l’orgie et la fornication, c’est encore s’incliner devant le culte qu’on vomit, même si c’est au prix de sa liberté, de sa vie ou de sa santé mentale. La profanation est une reconnaissance négative, comme la messe noire n’est que l’envers satanique de la messe ordinaire. Il est une autre forme d’impiété, qui suscite un ébranlement salubre, soulève des questions dérangeantes.

La seule chose qu’on puisse reprocher à ces dessins, ça n’est pas leur mauvais goût, c’est, hélas, leur vérité, et qu’ils sont moins des caricatures que des portraits très ressemblants d’un prophète qui fut aussi un chef de guerre sanglant, et tua, sans scrupule, au nom de la vraie foi. Dans leur brutalité, ces croquis insistent sur l’ambiguïté du message du Coran et posent un vrai problème : jusqu’à quel point a-t-on le droit d’instrumentaliser une confession pour la mettre au service d’une politique de violence, de meurtre, d’extermination? Si tous les musulmans ne sont pas terroristes, une majorité de terroristes se réclament de l’islam, entachent la réputation de leurs coreligionnaires, traînent leur religion dans la boue, le sang, les massacres : terrible confusion. Le «blasphème», en l’occurrence, dans sa brutalité, oblige les croyants à dégager leur piété de la gangue impure du fanatisme et à réinterpréter les écritures canoniques. Un tabou a sauté, l’offense n’a pas été inutile. Dieu bénisse le royaume du Danemark et Charlie Hebdo !

S‘offusquer de ces dessins en invoquant le respect des cultes n’a aucun sens : pour être respecté, il faut d’abord être respectable. Pourquoi, en Europe, a-t-on le droit de critiquer le judéo-christianisme (c’est même devenu, en France, un sport national), de se moquer du bouddhisme, voire de l’hindouisme, mais jamais de l’islam, sous peine d’être accusé de racisme ? Pourquoi ces deux poids, deux mesures ? Pourquoi une religion, et une seule, échapperait-elle au climat d’examen, de pluralisme, d’ironie, de sarcasme, d’anticléricalisme qui caractérise notre nation ? Le christianisme n’avait rien de respectable quand, au nom de l’amour et du Christ-Roi, il pendait, brûlait, trucidait, anéantissait les hérétiques, les sorcières, les païens, les Indiens, les mahométans. Il a fallu des siècles de combats, y compris à l’intérieur des Eglises, et le concile Vatican II, pour qu’il se mette en conformité avec le message des Evangiles et regagne ses lettres de noblesse. L’islam, pour retrouver sa grandeur perdue, doit être d’abord réformé, purgé de ses versets douteux contre les juifs, les chrétiens, les infidèles, les homosexuels, il doit proscrire les coutumes barbares de la lapidation, de la répudiation, de la polygamie. C’est un gigantesque chantier qui concerne l’humanité entière : cela, de nombreux intellectuels et religieux musulmans éclairés le savent, le proclament. Mais ces hommes et ces femmes de toutes professions, toutes nationalités, sont minoritaires : isolés, tracassés, voire condamnés à mort, comme l’écrivain bangladaise, Taslima Nasreen, ou la députée néerlandaise, d’origine somalienne, Hayaan Hirsi Ali, ils ont besoin de notre aide, comme avaient besoin de notre aide les dissidents d’Europe de l’Est, au temps de l’empire soviétique.

Il est urgent de former une grande chaîne d’assistance à tous les rebelles du monde arabo-musulman, modérés, incroyants, libertins, athées, apostats, indifférents, schismatiques. L’Europe, si elle veut construire un islam laïque à l’intérieur de ses frontières, devrait encourager ces voix divergentes, leur apporter ses talents, son soutien financier, moral, politique. Il n’est pas de cause plus sacrée, plus grave et qui n’engage la concorde des générations futures.

Mais avec une inconscience suicidaire, notre continent s’agenouille devant les fous de Dieu et bâillonne, ou ignore les libres-penseurs. Combien de temps l’esprit de pénitence étouffera-t-il, chez nous, l’esprit de résistance ?

© Pascal Bruckner *

  • Ecrivain. Dernier ouvrage paru : L’Amour du prochain (Grasset).

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