Réagissant au voyage de Nicolas Sarkozy aux Etats-Unis en septembre 2006, lequel, dans un discours prononcé devant la Fondation franco-américaine, avait accusé, en visant Dominique de Villepin, une certaine arrogance française de chercher à mettre ses alliés dans l’embarras ou de se réjouir de leurs difficultés, Yannick Noah déclarait : « Ici, je gueule mais à l’étranger, quand on touche à la France, je ne rigole pas. […] J’ai habité à New York et j’étais fier quand Villepin a parlé à l’ONU du fait de ne pas aller en Irak. La façon dont il l’avait dit, c’était superclasse. Quand Sarkozy va aux Etats-Unis, c’est une balance. Il nous balance. Il oublie d’où il vient ».
L’« information », « Pour Yannick Noah (une des personnalités préférées des français), Sarkozy est une balance ! », fut relayée — sans commentaire — par France Inter aux heures du journal parlé. Donc, si nous comprenons bien, qu’une telle accusation, digne du langage mafieux, puisse être prononcée par un porte-drapeau de la préférence française, cela va sans dire. Certes, le rôle du journalisme n’est sans doute pas de juger, me répondra-t-on, mais cette « information », à moins de se retrouver dans un magazine « people », ne fait rien d’autre, en fin de compte, que d’alimenter le refrain antiaméricaniste. Le sens du « discours » est, de la sorte, un sens achevé. Il s’agit de répéter tout haut ce qui est vu — et tout est vu — et la vérité sera dite. « Celui qui ne le voit pas n’est qu’un naïf ou, plus probablement, un méchant qui pactise avec l’injustice, le mensonge et le vice » (1).
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Les esprits libres ne sont pas libres de préjugés. Ceux-ci constituent le sol sur lequel s’appuient nos habitudes, c’est-à-dire la manière que nous avons de savoir par avance où l’on va, de compter par avance sur ce que l’on sait. Mais un préjugé ne fait véritablement autorité que s’il est reconnu. Cette reconnaissance est le pas en arrière, la retenue de la réflexion qui, par ce mouvement même, met en question ce qui paraissait aller de soi. Autrement dit, la conscience d’un héritage, du passé que l’on pose en tant que tel, s’ouvre, dans cette opposition, à un avenir. De la mise en cause de l’efficience du passé, de l’apparition du non-dit en tant que tel, surgissent des possibilités inédites pour l’avenir. Ainsi, la pensée consciente d’avoir quelque chose derrière elle ne connaît qu’un chemin se traçant pas à pas.
La retenue de la pensée, sa discrétion, que le progressisme tapageur, certain de son élan, qualifie de « conservateur », est soumise à un rapport à l’Autre. La vérité, que je ne peux, par principe, être le seul à percevoir ou à dire, s’énonce à travers un appel au Tiers, au Témoin transcendant (tel ou tel interlocuteur). (Cet appel au Tiers suppose lui-même un ouverture préalable à l’Autre.) En d’autres termes, toute énonciation qui prétend à la vérité comme au mensonge se réfère implicitement au tiers-témoin qui cautionnerait ou non la proposition. J’avance ce que je prétends être vrai parce que j’ai un certain recul, suis le témoin de ma recherche et la juge partageable. Cependant, la référence au spectateur impartial ne se produit pas sous la forme d’une coïncidence avec lui, car des choses, on n’en fait jamais, une fois pour toutes, le tour.
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Il en va autrement du bon sentiment. Il ne cherche pas la vérité, il la possède. Ses paroles, il les profère au nom de la vérité. « Il ne s’efforce pas de rejoindre la position du tiers, il l’occupe de droit comme un trône. Il coïncide constamment et par privilège avec elle»(2).
Le réel est pour lui un ensemble imaginaire saisi de toutes parts, que son discours ne fait que refléter. Le monde du bon sentiment est un monde où le sens est d’ores et déjà accompli. C’est un monde sans risque. C’est un monde donné comme une carte routière qu’il suffit de lire pour se rendre à l’évidence.
Ainsi Michael Moore était-il, en 2004, accueilli, à Cannes, tel le Messie grâce auquel tout ce que l’on devinait s’éclairait soudain, et recevait-il la palme d’or. (Et pourquoi pas, en retour, un prix Kurt Schork aux Guignols de l’info ?) Ainsi la culture et l’économie américaines sont-elles proclamées « envahissantes » : « On ‘‘voit’’ des McDonald’s au coin de chaque rue, des films américains dans tous les cinémas, des Coca-Cola dans toutes les cafétérias, mais pas les milliers de cafés où l’on prend un sandwich jambon-beurre, ni les bouteilles d’Evian ou de Badoit, PPDA ou Gérard Depardieu ; on ne voit pas que dans la presse régionale la big news reste l’élection du conseil municipal… Pour nous, pays riches, la mondialisation est en grande partie imaginaire, elle est peut-être ‘‘notre’’ imaginaire»(3).
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Le « discours » du bon sentiment est donc inflatif. Il veut être tout par lui-même. Tout fait sens pour lui : il est la vue panoramique du sens accompli, de la fin de l’Histoire (le multiculturalisme) qui se révèle incessamment à soi-même. S’il est de bonne foi, l’ «interlocuteur» ne pourra que répéter la vue de ce qui est à voir, de ce qui est tout vu. Dans le cas contraire, il sera déclaré inassimilable et pour le bon sentiment — qui occupe simultanément la fonction de partisan et la place du Spectateur impartial —, la victoire devient un devoir moral.
Mais l’inflation totale — en soi-même — n’est pas tenable. Le bon sentiment récolte les bénéfices de sa puissance imaginaire par voie détournée : il se veut objet d’une persécution : l’« hyperpuissance » américaine (Hubert Védrine et consorts)! L’inflation en l’autre permet à l’inflation primaire de se négocier. Car si l’Europe est ainsi persécutée par son voisin américain, c’est parce qu’elle est plus grande, plus valeureuse que lui. La politique américaine, dans son arrogance, ne sait rien de la réalité du monde, elle est le fait de dirigeants stupides piétinant l’ordre des choses.
Autrement dit, le bon sentiment a besoin de son persécuteur, sous peine d’être amené à ne penser à rien, d’être abandonné au néant. La rumeur incessante de communiqués nous relatant les attentats en Irak, imputables, cela va sans dire, à la présence américaine, s’efforce d’échapper à ce qu’elle est au fond : un pouvoir anéanti. Comme le discours du bon sentiment ne s’adresse vraiment à aucun interlocuteur réel, il vise en somme un autre qui représente le même, un autre spéculaire. Et c’est pourquoi ce discours, nécessairement agressif, puisqu’il est justifié de haïr son persécuteur, a choisi préférentiellement comme objet de haine son voisin outre-atlantique. Il faut donc comprendre que ce montage dissimule un nihilisme ou une haine de soi — coupée de l’avenir car incapable d’apprécier son passé (de telle sorte que le bon sentiment est agi plutôt qu’agissant) — , qui se rendent acceptables pour eux-mêmes.
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Oh ! je sais, on me rétorquera facilement qu’une telle analyse est elle-même sujette au délire : c’est être soi-même paranoïaque que de déceler autant de paranoïa. Mais, d’une part, devoir rappeler que le combat contre le racisme anti-américain ne revient pas à sacraliser la politique des Etats-Unis (l’erreur de la stratégie américaine est probablement de ne pas avoir suffisamment tenu compte, par idéalisme, des données du terrain irakien, — ce qui n’est certainement pas la même chose que de l’accuser d’avoir créé les conditions favorables au terrorisme ; et savoir, par ailleurs, que les islamistes en place, profitant de l’embryon de démocratie, actualiseraient leur potentiel terroriste, ne remet pas en cause le sens d’une intervention), signifie à quel point le niveau du débat a chuté et chute encore, aspiré, au lieu de la ponter, par la faille d’un espace sans dehors. Il suffit, d’autre part, d’avoir été frôlé par une manifestation «pacifiste» pour comprendre que les premiers bénéficiaires de ce style de « démarche » sont ceux qui, en réalité, haïssent la paix…
Notes
(1) Alphonse DE WAELHENS, La psychose, Louvain, Nauwelaerts, 1972, p. 59.
(2) Ibid., p. 143.
(3)Daniel COHEN, La mondialisation et ses ennemis, Paris, Hachette Littératures, 2004, p. 85.