24 mars 2023

«Il existe à gauche une tendance à la chasse à l’homme»

Par Vincent Tremolet de Villers (Le Figaro). INTERVIEW – Pour l'essayiste et historien des gauches, Jacques Julliard, les questions soulevées par Michel Onfray «ne sont pas dérisoires».
 
Avec lui, le détour, la conversation, le débat sont à mille lieues de ce à quoi ils sont de plus en plus réduits: un clash à la télévision, un like sur Facebook, un hashtag bien senti. Éditorialiste de haut vol (on le lit chaque semaine dans Marianne) il éclaire l'actualité, depuis des décennies. Historien des gauches, spécialiste de Pascal et de Péguy, il passe avec une étonnante aisance des pronostics pour l'élection présidentielle de 2017 aux sources doctrinales de la crise du Parti socialiste. Étranger aux listes et aux chasses à l'homme qui se multiplient contre des intellectuels et des essayistes – le dernier en date étant Michel Onfray-, il a fait le choix de l'argumentation et de la nuance. Installé sur la rive gauche des idées, dans l'arrondissement des sociaux-démocrates, il n'est pas pour autant aveuglé par les mirages du «vivre-ensemble» et les parades de la grande geste antiraciste. C'est par l'expérience de l'histoire, les ressources du raisonnement et la fidélité à ses convictions profondes qu'il aborde ici la question des migrants, celle de l'islam, de la gauche radicale et d'une obsession stérilisante: le Front national.
 
LE FIGARO.- Depuis dix jours  la gauche se divise pour savoir  si Michel Onfray «fait le jeu du Front national»… Au milieu des crises  qui ébranlent le monde occidental, n'est-ce pas dérisoire?
«Zemmour a obtenu un énorme succès avecLe ­Suicide français et Onfray se vend très, très bien»
Jacques JULLIARD. -Les questions soulevées par Michel Onfray ne sont pas dérisoires. Elles rejoignent d'ailleurs les grandes interrogations contemporaines. Ce qui est choquant, c'est cette personnalisation effrénée autour d'un individu. Il est vrai que le système médiatique, celui de la télévision, encourage continuellement cela. Mais la presse écrite a tort d'en rajouter. Une tendance à la chasse à l'homme s'est instituée depuis quelque temps à gauche, et ce n'est pas du niveau de la presse sérieuse. C'est ainsi que successivement Alain Finkielkraut (qui au départ était plutôt un homme de gauche), Éric Zemmour (qui n'a jamais été à gauche), Michel Houellebecq (qu'il est impossible de situer) et Michel Onfray (qui vient de l'extrême gauche) ont été traqués comme on poursuit des délinquants. Aujourd'hui, quand on ouvre Le Mondeou Libération, on se demande toujours avec inquiétude de quoi l'on est coupable. Ce qui est frappant, c'est que le public a répondu à cette dérive. La gauche, et ce n'était pas son intention, a fait de ces «cibles» des vedettes absolues. Prenons le cas d'Alain Finkielkraut, son espèce de damnatio s'est traduite par son élection à l'Académie française, avec le retentissement considérable qui a suivi. Michel Houellebecq, au moment du 11 janvier, a été désigné dans des éditoriaux à la vindicte des islamistes. Comment a réagi le public? En faisant de son dernier livre un succès incroyable. En moins de six mois, il a vendu 650.000 exemplaires. Et Zemmour a obtenu un énorme succès avec Le Suicide français ,Onfray se vend très, très bien. Tout se déroule comme s'il y avait une sorte de résistance passive de l'opinion à cette chasse aux sorcières.
 
Le Front national doit-il être le pivot du débat?
L'objet du débat n'est pas le Front national. La martingale antifasciste ne marche plus. Les gens ont une approche rationnelle du FN, pas une approche morale ou émotionnelle. Ceux qui s'en sentent éloignés le sont à cause de son programme et non pas parce qu'il dissimulerait un quelconque fascisme. Le vrai débat est sur l'Europe et sur l'euro. La question qui est posée (et c'est le FN qui la pose le plus fort) est la suivante: doit-on sortir de l'euro? Autant je dénonce cette ridicule chasse à l'homme, autant je désapprouve vigoureusement l'espèce de croisade anti-euro à laquelle nous assistons. Je défendrai toujours Onfray face aux accusations infondées dont il est l'objet, mais son ralliement s'il est confirmé, à l'ambition de Jacques Sapir de fédérer les souverainistes de tous bords doit être combattu sans relâche. Pourquoi? Ce qu'on appelle par facilité l'alliance «rouge-brun» (je ne compare évidemment pas le Front national aux nazis) profite toujours aux bruns. Le nationalisme ou comme on dit aujourd'hui le souverainisme charrie inévitablement avec lui des relents xénophobes, populistes que les éléments de gauche fustigent de bonne foi mais qu'ils ne parviendront pas à arrêter. On trouve nombre d'exemples dans l'histoire du XXe siècle.
 
Est-il possible en France  de penser «la question migratoire»?
Quel est le but de la politique? Est-ce de promouvoir les intérêts nationaux ou les droits de l'homme? On fait de la France le pays des droits de l'homme, mais la France n'est plus «la patrie des droits de l'homme» (pour les Syriens, c'est plutôt l'Allemagne), c'est «la patrie du chômage» (ça, les Syriens s'en rendent très bien compte). Gide disait qu'on ne fait pas de la bonne littérature avec des bons sentiments: peut-on faire de la bonne politique avec des bons sentiments? Oui, ou plus exactement avec des principes. En revanche, il n'y a pas de passage obligé d'un principe à un type de politique. Prenons l'exemple du Code du travail. Son but est de protéger le travailleur. Certains, pourtant (il ne s'agit pas ici de juger du fond), estiment qu'il est devenu tellement contraignant qu'il a tendance à développer le chômage. Autrement dit un bon sentiment – protéger les travailleurs – peut aboutir au résultat inverse. Au fond, c'est l'alternative proposée par Max Weber entre éthique de conviction et éthique de responsabilité. Péguy a posé le même choix en opposant mystique et politique ; mais de la mystique ne coule pas une politique évidente et unique. Pour revenir à l'immigration, il y a des cas où la morale doit l'emporter sans hésitation. L'accueil des réfugiés de guerres, cela relève des grands principes. L'immigration économique, en revanche, doit être déterminée par des considérations économiques.
«L'Europe n'a progressé qu'à la faveur des grandes crises»
 
Comment aborder sereinement  la question de l'islam?
La question de l'islam a été hystérisée par certains de ses défenseurs et certains de ses adversaires. Avec Marine Le Pen d'un côté et Edwy Plenel de l'autre, il est devenu extrêmement difficile de parler de l'islam. Les uns y voient un instrument de pénétration de l'idéologie islamiste (ce qui n'est pas indéfendable), d'autres, assez curieusement, en ont fait la religion des pauvres. Sur ce point, je crois qu'il faut tenir ferme sur la seule position universalisable, c'est-à-dire la position laïque. Pierre Manent, dans son dernier livre, critique vertement la laïcité et propose un système religieux pluriel où l'on serait à la fois en chrétienté pour les chrétiens et en islam pour les musulmans. Je pense, pour ma part, que cela mènerait à la libanisation de la France. Je m'en tiens à une seule position, celle de la Révolution française exprimée par Clermont-Tonnerre à propos des Juifs: «Tout donner aux Juifs, en tant qu'individus, tout leur refuser en tant que nation.» À mon tour, je pourrais dire: «Tout donner aux musulmans en tant qu'individus et tout leur refuser en tant que religion.» Je vois d'un très mauvais œil l'obsession qu'ont les gouvernements français à vouloir trouver un interlocuteur, à chercher une Église musulmane qui n'existe pas. En faisant cela, on enchaîne l'individu à sa religion d'une manière inadmissible. On le contraint à obéir à des chefs religieux. Ce qui est incroyable de la part d'une République laïque qui fut bien longtemps anticléricale! Nous devons considérer les musulmans comme des citoyens comme les autres, et non comme une minorité brimée, ou comme une cinquième colonne. Si on en fait une communauté structurée, le jour où celle-ci basculerait dans la radicalité, les individus qui la composent auraient une sorte de devoir, imposé par la République elle-même, d'adhérer à cette radicalité. C'est absurde!
 
La crise des réfugiés est-elle bien gérée par les gouvernements européens?
L'Europe n'a progressé qu'à la faveur des grandes crises. La guerre puis le rideau de fer ont enfanté l'Europe. La crise que nous avons devant nous, fruit des désordres au Moyen-Orient, va durer des années. C'est plus qu'une occasion, c'est une obligation pour l'Europe de faire un pas en avant, et ce pas décisif, c'est celui de son unité politique. Jules Ferry a dit un jour «Pour qu'elle existe, il faut que la République soit un gouvernement!», nous pourrions dire «il faut que l'Europe soit un gouvernement». Et si ce gouvernement européen est impossible à faire à vingt-huit ou à vingt-six, il doit se faire à six. S'il est impossible à six, il doit se faire à deux. C'est-à-dire une Europe franco-allemande. Je suis persuadé qu'une Europe à deux est plus puissante qu'une Europe à vingt-huit. Quand la France et l'Allemagne sont d'accord, elles imposent leur volonté à l'échelle de l'Europe, elles sont incontournables à l'échelle mondiale. Victor Hugo dans Le Rhin ne disait pas autre chose. Il y a qu'une possibilité pour faire l'Europe – écrit-il, c'est l'Allemagne et la France et deux menaces, l'Angleterre et la Russie. Le plus grand acte révolutionnaire du XXe siècle, c'est la réconciliation franco-allemande!
 
Les modèles Podemos, Syriza, Corbyn sont-ils reproductibles en France?
La gauche radicale a fondé ses succès sur deux causes: le discrédit du Parlement et l'aspiration à des formes non politiciennes de politique. C'est le cas de Podemos, dont la source était les Indignados (on comprend leur indignation, tant la politique parlementaire manque parfois de dignité). Quant aux solutions que proposent ces gens-là, elles sont (ou seront) balayées par le corps électoral. Voyez la Grèce: les dernières élections ne sont rien d'autre qu'un plébiscite pour l'euro. Ceux qui ont pris la position inverse n'ont pas réussi à faire 3 %. Podemos est en train de se normaliser et perd de sa force d'attraction. Quant à Corbyn, la dernière fois qu'un leader travailliste a été radical, il a permis à Margaret Thatcher de rester au pouvoir pendant treize ans. Enfin, en France nous ne sommes pas dans une situation économique comparable à celle de la Grèce ou de l'Espagne et je ne crois pas à l'avenir politique de la ligne Mélenchon.
«Si la télé les invite, c'est parce que Michel Onfray, Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy sont de remarquables débatteurs, bien meilleurs que les hommes politiques»
 
La social-démocratie recule  dans toute l'Europe…
Elle a perdu le pouvoir dans la plupart des pays européens, c'est un fait. La raison est simple «il n'y a plus de grain à moudre!» et les gens sont déçus. Celui qui a eu la peau de la social-démocratie, c'est le grand capital, qui, à la suite de la chute du communisme, a refusé tout partage des bénéfices. Conséquence: la part du salaire à l'échelle mondiale et à l'échelle française a reculé de 10 points en une vingtaine d'années. C'est le grand capital qui a estimé qu'il n'y avait plus de cadeau à faire. Il s'est senti tout puissant et seul au monde. Pour autant, la social-démocratie est bien vivante. Si vous regardez ce que demandent les ouvriers chinois, indiens, brésiliens c'est une couverture sociale, un État-providence, une société du welfare state. La gauche radicale, elle-même, n'a pas d'autre programme. Les moyens invoqués ne sont pas les mêmes, ils sont souvent absurdes, mais le but est identique. Nulle part, la gauche radicale ne présente un vrai programme socialiste. La social-démocratie dans ses principes, c'est la formule même du monde moderne.
 
Les intellectuels exercent  une attraction de plus en plus grande auprès de l'opinion publique  au détriment des hommes politiques…
Il faut finir pas tordre le cou à l'idée selon laquelle le temps des intellectuels appartient au passé, au temps de Zola ou de Sartre. Sartre a eu beaucoup moins d'influence sur la politique française en son temps que les intellectuels d'aujourd'hui. Sartre, par exemple, n'a obtenu aucun résultat tangible contre la guerre d'Algérie. Certes, l'œuvre de Bernard-Henri Lévy n'est pas comparable à celle de Sartre, mais son influence politique, elle, est parfois très importante. Voyez la Libye. Pourquoi? Parce que les intellectuels sont devenus des pros. Si la télé les invite, c'est parce que Michel Onfray, Alain Finkielkraut, Bernard-Henri Lévy sont de remarquables débatteurs, bien meilleurs que les hommes politiques. Ensuite, le Parlement est lui-même responsable de son déclin, voilà des années qu'il n'a pas été capable d'organiser un débat digne de ce nom. Voyez celui sur l'école. On a assisté à un recul (tactique ou réel, l'avenir nous le dira) de Najat Vallaud-Belkacem. Ce n'est pas le fait du Parlement. Ceux qui l'ont fait reculer sont un peu les syndicats et beaucoup les intellectuels ou plutôt les «pseudo-intellectuels». Enfin, nous sommes dans une période où la politique bégaye, cela profite aux intellectuels qui ont un avantage supplémentaire: ils sont irresponsables. Il n'est pas possible d'exercer de droit de suite contre eux, puisqu'ils ne sont pas des élus. Avec la tournure que prennent les événements, il faudra bientôt songer à les élire au suffrage universel!
 

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