Quand Oprah [1] parle, l’Amérique écoute. Quand Oprah tend le doigt, l’Amérique se tourne pour regarder dans la direction indiquée. Plus étonnant encore, peut-être, Oprah peut brandir un livre devant vous et certains d’entre nous peuvent même éteindre leur télévision à distance et se plonger dans la lecture de ses pages.
La sélection, qu’elle a faite récemment, de La Nuit, le récit classique de l’Holocauste, par Elie Wiesel, pour son club du livre de ce mois, dans le cadre du Oprah Winfrey Show [2], promet de polariser l’attention d’un énorme public qui sait encore peu de chose ou rien du tout de cette catastrophe fracassante et définitive de notre temps. Dans ses émissions avec Wiesel, dont il est prévu qu’elles incluent une visite filmée à Auschwitz, nous verrons une femme afro-américaine marchant dans le royaume de la nuit et au milieu des ombres. Cette odyssée éducative peut ouvrir la voie à de nouvelles compréhensions, entre autres, entre chrétiens et Juifs.
Qui pourrait se montrer réticent à ce propos ? Pourquoi devrais-je, en particulier, être en proie au doute ? Le livre de Wiesel m’a initié à des questions qui ont modelé l’œuvre de ma vie dans le champ des études sur les chrétiens et les Juifs. Je continue à considérer son chef-d’œuvre, publié en France sous le titre La Nuit, en 1958, et dans son pays, en 1960, comme l’une des narrations de l’Holocauste, les plus saisissantes jamais composées, et je suis impressionné par le choix audacieux, qu’a fait Oprah, de le placer au centre de sa rencontre et de celle de ses téléspectateurs avec le trauma tellurique que fut la Shoah. Pourquoi donc, alors, ai-je si peu confiance en la possibilité que cette combinaison unique de talents réalise un miracle dans notre psyché collective ?
Mon malaise provient du soupçon que la lecture et la discussion de La Nuit, de Wiesel, occuperont l’entièreté du programme. En vertu de la puissance du plus grand club de livres de la planète, le public américain ira à Auschwitz, contemplera un pan réduit du vaste et complexe paysage, et ne sera pas en mesure de prendre garde à une série de difficultés beaucoup plus proches de chez nous, au sens du foyer mental et culturel, habité par tant de mes collègues chrétiens. Un génie littéraire et une Télévision cathartique peuvent momentanément nous captiver, mais il est probable que la plupart des téléspectateurs sortiront sans dommage de cette expérience, avec des postulats non vérifiés et potentiellement dangereux.
Mon anxiété a trois aspects. Le premier provient du caractère intime du récit que fait le livre. Un jeune garçon juif, originaire d’une petite ville d’Europe orientale, est balayé par le mécanisme d’un meurtre de masse, et les lecteurs sont envoûtés par une voix qui leur relate les événements survenus dans un monde, méconnaissable tant il est déformé. Nous assistons à leur déroulement au travers du regard d’un enfant, dont l’ancrage dans sa famille, dans sa foi et dans la perception de soi est méthodiquement brisé. Nous pénétrons dans un royaume d’incertitude radicale et de désespoir, dans lequel notre regard n’a pas le droit de porter plus loin que les fils barbelés qui l’enclosent et le contiennent.
Et c’est là le problème. Dans le monde que dépeint Wiesel, les organisateurs du génocide se trouvent en dehors du périmètre du camp, et donc en dehors de la perception non informée du lecteur. Les politiciens qui ont élaboré ces plans, les bureaucrates et les technocrates qui les ont réalisés avec une efficacité meurtrière, demeurent sans visage. Il n’est pas possible de rendre compte de l’exécution soigneusement orchestrée d’un meurtre de masse.
Dans le même ordre d’idées, nous traversons le récit de Wiesel sans remarquer les « bourreaux volontaires » d’Hitler, les gens ordinaires qui obéirent aveuglément aux instructions et y acquiescèrent par leur silence. Beaucoup d’entre eux étaient le produit du meilleur système éducatif du monde ; la plupart avaient été baptisés au cœur même de la chrétienté. La majorité silencieuse ne voulait pas en savoir trop. Les gens étaient occupés, ils ne voulaient pas entrer en conflit avec les autorités, ni mettre en danger leur existence ou celle de leur famille. Ils ont feint d’ignorer les horreurs. Les justes, ceux qui ont risqué leur vie pour sauver des innocents, furent de rares exceptions qui n’ont fait que confirmer la règle.
Mais la voix impérative qui émane des crématoires exige que nous affrontions les fondements idéologiques de ce meurtre de masse, et cette confrontation nous conduit au seuil de la tradition chrétienne. Au long des siècles, les enseignements chrétiens ont cultivé le terreau d’une hostilité qui découlait d’un mépris largement répandu pour le judaïsme et le peuple juif. Ce caractère dédaigneux s’amplifiait dans l’interprétation chrétienne de la Bible, et se répandait grâce à l’entregent de brillants théologiens, renforcé par les usages homilétiques et liturgiques, et incarné dans l’art et l’architecture.
De nos jours, beaucoup de chrétiens sont inconscients de cet héritage inquiétant, et ont tendance à en nier la virulence et la longévité. Et ceci, malgré l’écrasant consensus des historiens, et, dans les récentes décennies, celui de la hiérarchie ecclésiale, selon lequel l’animosité enracinée dans la chrétienté a constitué, en fait, une condition préalable de l’émergence de l’antisémitisme moderne. Pour cette raison, l’Holocauste impose aux chrétiens une obligation particulière, et le désamorçage du parti pris, toujours toxique, constitue pour les chrétiens un impératif de la plus haute urgence.
La Nuit, de Wiesel, fournit un aperçu de l’horrible expérience des victimes ; elle ne brandit pas un miroir pour obliger les chrétiens à se mesurer au point vulnérable de leur tradition. J’aimerais croire que, dépassant les limites du livre, Oprah examinera les courants antijudaïques qui animaient les perpétrateurs de l’Holocauste et paralysèrent ceux qui se tenaient à l’écart. Ce faisant, elle aiderait beaucoup d’Américains, spécialement les Protestants, à relever un défi difficile, et apporterait une contribution de son cru au témoignage révolutionnaire émis, en premier, par l’Eglise catholique romaine, lors du Second Concile du Vatican, en 1965, quand elle rendit publique la déclaration Nostra Aetate [§ 4].
Mais, pour des raisons qui constituent le second aspect de mon anxiété, j’ai des doutes.
Les chrétiens apprennent à lire et à interpréter le monde à la lumière de la vie, de la mort et de la résurrection de Jésus. En plaçant leurs combats dans la lumière de l’histoire, telle qu’elle est narrée dans les Evangiles, ils sont capables de percevoir le sens au sein de l’échec humain, l’ordre au fond du chaos, et l’espérance dans l’épaisseur du désespoir.
Que se passe-t-il lorsque des chrétiens “lisent” La Nuit, de Wiesel, au prisme de leur histoire sainte ? Qu’est-ce que la narration chrétienne contribue à faire découvrir dans les réalités auxquelles Wiesel est confronté ? Que cache ou déforme le regard chrétien sur le monde, à propos de cette quintessence de l’expérience juive ?
Il me faut encore rencontrer un lecteur de La Nuit, qui ne soit pas sorti boiteux [3] de cette rencontre. Les mémoires de Wiesel se sont imprimées de manière indélébile dans l’imagination de tous, avec la résistance à feuilleter les pages. Peu de récits de l’Holocauste, en effet, ont autant d’efficacité pour aider les lecteurs à ressentir la transformation poignante d’un être en victime. Toutefois, cette identification, rendue possible par le talent littéraire de Wiesel, peut libérer une catharsis sans générer, pour autant, une compréhension historique ou un discernement théologique. Précisément, les chrétiens peuvent, par l’imagination, pénétrer dans cette mémoire et en resituer les horreurs dans leur propre cadre religieux : celui de la mort-et-de-la-résurrection
Dans l’une des scènes les plus bouleversantes du livre, Wiesel évoque l’exécution du jeune garçon par les nazis. L’enfant est pendu à la potence entre deux hommes. Comme les prisonniers sont rassemblés et obligés d’assister à la pendaison des victimes, ils ne peuvent éviter de voir l’enfant, qui est trop léger pour que la corde puisse achever l’œuvre de strangulation. L’agonie de l’enfant, qui se débat faiblement entre la vie et la mort, suscite la question : « Où est-il [Dieu] ? ». Et Wiesel de répondre avec intensité : « Où il est ? Il est là, pendu à cette potence ».
Ces mots dénotent un effondrement de la foi. Pour des Juifs, en particulier, ils peuvent être considérés comme les termes d’une contestation radicale, une mise en accusation du Dieu Qui, jadis, agissait dans l’histoire pour racheter Israël, Son peuple, mais Qui, en cet instant le plus crucial de sa détresse, a omis de le sauver. Peut-être est-ce là le faible écho de la plainte du Psalmiste, dont le but était de tirer le Seigneur de Sa somnolence. Mais le silence de Dieu brise l’espérance. La conscience accablante de Son absence, de Sa trahison, menace de fracasser la possibilité même de la foi. Le narrateur, un jeune homme élevé dans un pieux foyer juif, se retrouve dans un engourdissement sinistre, dans un vide que rien ne peut combler.
Pour beaucoup de lecteurs chrétiens, cependant, cet épisode résonne de manière très différente. La où les Juifs voient la preuve de l’absence de Dieu, les chrétiens découvrent, au milieu de l’angoisse et de l’obscurité, une confirmation de la présence rédemptrice de Dieu. Pénétrant au cœur de la ténèbre, Dieu refuse d’abandonner ceux qui L’invoquent. Il n’est pas étonnant que beaucoup de chrétiens aient lu le récit de Wiesel comme “la crucifixion des Juifs”, et les meurtres d’Auschwitz comme des offrandes sacrificielles, qui expient les péchés de l’humanité.
L’inférence est presque irrésistible – un réflexe religieux enraciné. François Mauriac, l’écrivain catholique français qui fit tant pour faire connaître La Nuit au public, exprime justement cette vue dans sa préface au livre :
Ai-je expliqué à [Elie Wiesel] que ce qui a constitué une pierre d’achoppement pour sa foi est devenu la pierre angulaire de la mienne ? Et que la correspondance entre la croix et la souffrance humaine demeure, selon moi, la clé du mystère insondable dans lequel la foi de son enfance a sombré ?
On peut s’interroger : et alors, quoi ? Le fait que, les yeux rivés sur l’abîme de Wiesel, Juifs et chrétiens puissent en déduire un éventail de significations diverses, ne doit nullement nous perturber. Chaque communauté religieuse regarde le monde à travers la perspective de sa propre narration, et parvient à des conclusions disparates. Qu’y a-t-il de mal à cela ?
Voilà ce qui est mal : les rêveries de Mauriac sont révélatrices d’une tendance très ancienne à faire entrer, de force, l’horreur de l’Holocauste dans les contours du scénario chrétien. Mais dès que le caractère irréductiblement spécifique de la souffrance juive sous Hitler est mis à l’ombre de la croix, et devient subordonné à la souffrance de l’homme de Galilée, qui a pris sur lui les péchés du monde il y a 2.000 ans, le destin d’un million et demi d’enfants juifs assassinés revêt une signification théologique qui falsifie l’essence même du désastre d’un peuple.
Les hurlements de ces enfants et de leurs parents torturés n’ont pas amélioré le monde. Ils n’ont pas davantage constitué une offrande sacrificielle ayant le pouvoir de rétablir les liens d’intimité entre Dieu et l’humanité. Tout effort pour faire entrer, de force, la souffrance de la communauté juive dans un paradigme chrétien, associe à la violence originelle une autre dimension de profanation.
En fait, la domestication de la souffrance juive par une comparaison avec l’exécution de Jésus, dénote un échec de la compréhension chrétienne du mystère qui est au cœur de la crucifixion. Comme l’apôtre Pierre le rappelle aux chrétiens, le réflexe humain fondamental face à la souffrance qui défigure est soit de se détourner, soit de regarder, hébété et fasciné, en se tenant à distance, à l’abri du danger. La crucifixion oblige les chrétiens à faire face à la douleur de quelqu’un d’autre, en une confrontation qui les met dans une situation où ils ne se sont jamais trouvés auparavant et dont on ne revient pas indemne dans la quiétude de son chez soi. Imposer à la souffrance des autres une signification déterminée de manière transcendantale fausse ce défi.
Pour le dire autrement, une rencontre avec l’Holocauste met le chrétien face aux limites de leur talent théologique et les contraint à réexaminer l’affirmation selon laquelle une nouvelle vie fait toujours suite à la mort. S’ils refusent le défi, ils liront et interpréteront La Nuit, de Wiesel, d’une manière qui se borne à répéter ce qu’ils ont toujours su. De cette rencontre, ils n’apprendront rien, que ce soit sur les autres ou sur eux-mêmes.
Le troisième aspect de mon anxiété provient d’interprétations de ce livre qui aboutissent à ériger le peuple juif en “victime”. Ce qui est assez compréhensible. Dans le récit de Wiesel, l’imagination du lecteur est envahie par l’alchimie démoniaque du génocide nazi, qui, en effet, a laminé et transformé chacun en victime impuissante. Mais ce fragment d’expérience historique ne parvient pas à suggérer la profondeur, ni la largeur, la diversité, ni l’hétérogénéité de la culture juive, et il ne véhicule certainement pas une perception des valeurs centrales de la civilisation qui furent attaquées et détruites.
Je me demande combien de spectateurs de l’émission d’Oprah feront une lecture erronée de cette destruction comme constituant une preuve du caractère immuable du destin tragique des Juifs. Dans les premières pages du livre, Wiesel montre les Juifs de sa ville comme des experts dans la pratique de la négation et de la dérobade, toutes habitudes qui semblent les avoir rendus aveugles au programme nazi de meurtre de masse. Plutôt que d’organiser une campagne de résistance armée, ou d’étudier des stratégies de fuite, ils continuèrent à faire confiance à la bonté et à la rationalité intrinsèques de l’humanité. Il paraît difficile d’échapper à la suggestion qu’une tendance incoercible à l’espoir a nourri une passivité dysfonctionnelle. Il s’avère que toutes les autres ressources héroïques de la tradition juive ont été écrasées sans difficulté sous la botte des occupants nazis.
Au royaume d’Auschwitz, les Juifs étaient tout bonnement livrés à la mort. Pourtant, même le massacre de millions d’êtres humains n’a pas réussi à calmer l’appétit nazi, qui ne faisait que croître à mesure qu’on le nourrissait. Est-ce donc là le destin juif – une réitération infinie de la destruction du Temple, des Croisades et de l’Inquisition, des expulsions et des pogroms ? Ou ce crime constitue-t-il quelque chose d’absolument unique ?
Il ne fait pas de doute que beaucoup de lecteurs, par empathie avec la souffrance juive, trouveront une certaine grandeur à la capacité d’endurer une longue histoire de douleur et d’y survivre. Mais le rôle assigné, de ce fait, au peuple choisi par Dieu ne correspond pas avec la condition de la communauté juive des Etats-Unis, par exemple, qui a gravi les échelons de la réussite sociale, a atteint une stabilité économique enviable, et a contribué activement à tous les aspects de notre existence nationale. Le statut de victime ne convient pas davantage à l’Etat d’Israël, qui a résisté avec succès aux assauts de ses ennemis arabes, et qui est convaincu que seules la puissance militaire et l’endurance politique garantiront son avenir.
Le résultat de cette dissonance a eu des implications maléfiques. Aujourd’hui, dans les réactions de mécontentement de nombreux chrétiens européens et américains face au refus déterminé d’Israël de céder au terrorisme arabe, nous avons vu, en toute clarté, les priorités morales perverties d’un monde pour qui les Juifs ne sont les bienvenus que quand ils se conforment à un ancien scénario, atteignant à la noblesse tragique, par impuissance et passivité, au travers du sacrifice. Tout programme d’étude de l’Holocauste qui ne va pas au-delà de La Nuit, de Wiesel, faillira à enseigner au grand public chrétien américain le caractère mensonger et la dangereuse arrogance de ce stéréotype.
Peut-être des possibilités pédagogiques se dissimulent-elles dans mes doutes. Chrétiens et juifs vivent imbriqués dans un réseau de relations complexes, et ni les uns ni les autres ne peuvent espérer saisir la signification de leurs propres traditions, et encore moins de celles des autres, sans peiner à la tâche. Une lecture du chef-d’œuvre de Wiesel ne constituera pas un substitut de ce labeur. Tôt ou tard, nous devrons prendre la route qui s’éloigne d’Auschwitz. On peut seulement espérer que la visite d’Oprah au camp de l’horreur absolue, où souffrit Wiesel, sera le signe d’un commencement et non celui d’une fin de ce voyage.
Christopher M. Leighton *
© Commentary
* Pasteur Presbytérien, Christopher M. Leighton, est un nouveau collaborateur de Commentary. Durant les vingt dernières années, il a exercé les fonctions de directeur de l’Institut d’Etudes Chrétiennes et Juives de Baltimore, dans le Maryland.
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Notes de la Rédaction d’upjf.org
[1] Oprah Winfrey, née le 20 janvier 1954, à Kosciusko, Mississipi, est actrice, productrice et animatrice de télévision aux Etats-Unis. C’est une personnalité extrêmement influente dans son pays, et elle est l’une des premières femmes noires à être devenue milliardaire, grâce à ses activités de productrice notamment. C’est aussi une âme généreuse, puisqu’en 2005, elle a offert une voiture aux 200 personnes venues assister à son émission de talk-show ! (D’après le site de Wikipedia). Cliquer pour voir le site de Oprah.
[2] C’est le titre de son émission littéraire télévisée, très populaire en Amérique. La promotion qu’elle fait des titres sélectionnés par elle vaut régulièrement à ces ouvrages de devenir des bestsellers.
[3] Peut-être allusion au combat de Jacob avec l’ange, au gué de Yabboq (cf. Gn 32, 23-33).