« Jusqu’à nos jours, il n’existait qu’un seul exemple historique de brusque formation d’un pouvoir total, à la fois militaire et religieux mais principalement royal, ne s’appuyant sur rien d’établi avant lui, celui du Khalifat islamique. »[1] Plus loin et toujours à propos du fascisme : « Le chef en tant que tel n’est en fait que l’émanation d’un principe qui n’est autre que l’existence glorieuse d’une patrie portée à la valeur d’une force divine (qui, supérieure à toute autre considération concevable, exige non seulement la passion mais l’extase de ses participants). Incarnée dans la personne du chef (en Allemagne, le terme proprement religieux de prophète a parfois été employé) la patrie joue ainsi le même rôle que, pour l’Islam, Allah incarné en la personne de Mahomet ou du Khalife. »[2]
A l’heure où, dit-on, il ne saurait être question d’un clash des civilisations, je souhaiterais évaluer cette position de Bataille. Je la prendrai donc au sérieux. Mais, parce que j’entends déjà poindre (au mieux) les reproches, j’examinerai également et pour commencer les deux autres dimensions monothéistes sous l’angle de leur rapport au politique.
L’élection d’Israël en fait un peuple à part. A part des autres nations polythéistes. A part de cette logique de l’initiation où l’homme dépersonnalisé, s’enfouillant dans les mystères de la terre, participe au fatum. Le Dieu électeur ouvre à son peuple une histoire : l’appel de Dieu, de l’Au-delà, arrache l’homme au rythme, aux cycles ensorceleurs de la Nature. Le destin de l’univers prend la forme d’une histoire que l’homme réalise grâce à Dieu. L’exclusivité de l’élection est à la fois le refus dégrisé d’un peuple de se commettre avec les porteurs de mythes et le devoir exigeant de servir son prochain dans l’œil duquel scintille le rude commandement : « Tu ne tueras point ». L’appel de l’Au-delà non pas donc comme renoncement au monde mais comme conscience aiguë de la mortalité d’autrui exposé à la disparition : sa misère.
On reproche souvent et violemment à la Bible sa conception d’un Dieu qui sait aussi se faire vengeur. Mais : « Une divinité sans courroux ni jalousie serait une divinité qui planerait bien au-dessus de l’univers, de sa loi et de sa détresse morales, une divinité sans homme, sans l’obligation ‘‘tu dois’’ qui lui est adressée, serait le Dieu d’Epicure qui trône très haut, au-delà des étoiles. […] ce serait ce sentimentalisme qui voit le mal sur terre, et qui, le cœur lourd, oublie pourtant qu’on doit l’éradiquer et y mettre un terme. »[3] Le Dieu des Armées est un Dieu qui prend le mal au sérieux. Que la patience de Dieu puisse être à bout assure au coupable d’être traité en être responsable, comptable de ses actes.
L’élection d’Israël, c’est, plus fondamentalement encore, sa défiance à l’égard des nations en général. La sagesse de l’amour lui a appris que l’homme qui possède une terre court le risque d’être possédé par sa possession : les fondations terrestres ne suffisent pas et couvent en elles la suffisance de l’insuffisance. Le peuple juif doit s’installer sur une terre qui s’appuie sur le Livre où résonne l’ébranlement de la Loi. « Destinée éthique. Sans anachorèse — isolement : distance nécessaire au jugement. Difficile liberté d’Israël qui n’est pas à traiter en curiosité ethnographique mais en possibilité extrême de l’humain. Possibilité dérangeant et irritant la conscience de souveraineté que prennent d’elles-mêmes des nations bien assises parmi les nations, fermement installées sur leurs terres et à qui l’affirmation de soi est soutenue par cette fermeté de terre, par cette certitude, par cette expérience originelle de l’inébranlable. »[4] Face aux éclats du monde, la conscience juive détermine originellement l’intériorité même de l’humain, sa réserve. Intériorité qui n’est pas l’isolement mais le recul obligatoire au jugement (et donc ayant trait au monde). D’où la haine de cette conscience qui empêche de danser en rond, expose aux scrupules, — haine qui tire son déchaînement du fait même qu’elle s’en prend à l’imprenable.
Mais la mauvaise conscience, sur le plan politique, consciente du dérangement qu’elle est par vocation, se voyant objet de souffrances inlassablement réitérées, court elle-même un risque qui s’avère fort dommageable : celui de se confondre en impassibilité en face des bruits du monde et de perdre ainsi le sens de réel. La tentation est grande de rabattre l’existence des ennemis réels sur la certitude d’une malédiction dont la Tradition rend compte et de se crisper puisque rien n’y fera, de se retrancher au lieu d’affronter l’ennemi. (Je ne mets pas en cause ici le sort des Juifs dans le IIIème Reich dont l’avènement signifiait d’ores et déjà leur anéantissement, l’impossibilité de faire face, pris qu’ils étaient dans un système où sens et non-sens circulaient perpétuellement l’un dans l’autre ; mais leur insensibilité au politique les a empêché de voir que s’y jouait, pour reprendre Claude Lefort, un changement brusque de forme sociétale ne véhiculant plus l’antisémitisme traditionnel.) « En rabattant l’immaîtrisable sur l’immémorial, la peur détermine une politique impolitique où la prudence et l’à-propos n’ont plus aucune place puisque touts les situations paraissent répéter une même donnée de base. »[5]
Mais parce que dans le judaïsme le Créateur se retire de sa création, sa transcendance possibilise sa négation ou l’indifférence à son égard. L’homme-à-part est aussi celui qui peut se séparer librement comme athée.
Du christianisme, on connaît la formule évangélique largement partagée, maintenant, par les chrétiens : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » Principe qui, sous sa forme libérale, est reconnu par l’Eglise. — Reste que la laïcité a dû s’instituer contre celle-ci.
Le christianisme frappe d’abord par son audace : le message y est en effet délivré par un Dieu-fait-homme. Tandis que l’enthousiasme païen, son délire extatique, détermine l’irruption même du divin (sa possession) c’est-à-dire de la démesure, des puissances du « fond » au contact desquelles l’homme, se perdant, se sauve, touchant le fond, prend fond, — le Dieu chrétien, en la personne de son Fils, s’abaisse jusqu’à vouloir se charger de toute la souffrance humaine, brise le cercle de l’initiation où l’on a soif d’immortalité et s’offre sans tapage à l’humanité la plus humble : chaque homme est ainsi de soi et de droit porteur d’étincelle divine.
La venue de Jésus institue l’égalité entre les hommes. Toutefois, la Passion n’achève pas le message : la fin de l’histoire n’a désormais plus rien de lugubre : par delà la mort brille la résurrection. Aussi : « Toute l’équivoque tient dans cette sorte de glorification de Jésus en Christ dans la résurrection, comme si l’homme, à l’instar de ce qui était visé dans la pensée païenne, y redevenait Dieu en rejoignant le Père. C’est par là qu’en s’instituant dans sa structure hiérarchique comme Eglise triomphante, l’Eglise a repris le schème païen de fondation, tout en portant toujours en elle le risque de sa remise en question.
Si Jésus est attesté finalement, dans la doctrine, comme le Messie, c’est-à-dire aussi, en un sens, comme le roi, c’est dans sa glorification ultime par la résurrection, qui en fait le ‘‘Seigneur’’ des croyants, mais aussi la source, théologico-politique, de la suprême autorité ecclésiastique (l’évêque de Rome, le pape), et, plus, loin, du roi temporel — celui-ci tire sa légitimité, non plus comme les rois homériques, d’une filiation avec Zeus (le Père), mais d’une représentation (il est ‘‘vicaire’’) de la royauté spirituelle du Christ. »[6]
Il convient d’ajouter que l’institution chrétienne de la communion, par quoi l’assemblée des croyants se régénère en incorporant le pain et le vin, le corps et le sang du Christ, par quoi l’assemblée participe à la divinité glorieuse, se révèle néfaste lorsqu’elle hante le politique. On est en effet en droit de se demander si ce fond(s) chrétien, ce schème d’une communauté en communion organique avec sa propre essence, n’a pas fortement joué, au moment où les démocraties occidentales étouffaient d’angoisse, ne supportant plus leur essentielle infigurabilité[7], en faveur des fascismes qui l’auraient ainsi fasciné.
Enfin, l’impertinence de Levinas n’est pas sans pertinence : « Dans le christianisme, le royaume de Dieu et le royaume terrestre, séparés, voisinent sans se toucher et, en principe, sans se contester. Ils se partagent l’humain ; ils ne suscitent pas de conflits. C’est peut-être à cause de cet indifférentisme politique que le christianisme a été si souvent religion d’Etat. »[8]
Mais rappelons-le encore une fois, la remise en question du christianisme fait partie intégrante de son identité. Et le fait que la bonne parole, la Vérité, s’ouvre à partir d’une pluralité de récits autour d’un même objet (les quatre évangiles) signifie le déploiement d’une herméneutique originelle.
Affirmer, eu égard à la diversité du monde islamique, qu’il n’existe pas un Islam mais des Islams, affirmer, autrement dit, que l’Islam n’est jamais que ce que les hommes en font, c’est, tout simplement, interdire à la pensée de pouvoir penser son objet. Découvrir une essence n’est pas sombrer dans l’essentialisme.
L’Islam, pour une part, s’appuie sur ses cinq piliers. Est attesté musulman celui qui reconnaît qu’il n’y a de Dieu qu’Allah et que Mahomet est son envoyé. Allah est le Dieu absolument transcendant et tout-puissant, mais, là où Yahvé cherche Adam qui se cache, le rapport à Allah est tout entier, pour le musulman, dans la soumission à sa volonté : la faute impardonnable est de refuser le Dieu unique.
Pour connaître la volonté divine, il faut s’en remettre au Coran en tant que retranscription de la Parole passée par la bouche du Prophète. Mais dans la mesure où la Loi se trouve « complétée » par le hadith, par la suite développée et interprétée par les juristes (il existe, dans l’Islam traditionnel, quatre écoles de droit), il convient d’admettre que la parole sacrée ne fixe pas tout : l’esprit demeure libre dans la lettre. Bien sûr, vers l’an 900 de notre ère, la porte de l’idjtihad se ferma. Toutefois, face au nombre croissant d’adversaires réels ou potentiels dû à l’attitude conquérante de la nouvelle religion, ne fallait-il pas dresser un dossier en béton (armé) pour lutter contre leurs attaques ? C’est donc la logique d’expansion qui doit plutôt être discutée.
On le voit, l’Islam constitue avant tout une religion qui s’adresse à l’intellect humain. La profession de foi est adhésion à la Vérité qui se mesure à son incommensurabilité. Le croyant se pose comme tel en tant qu’il croit savoir et la parole a pour fonction de transmettre la Vérité. L’Islam frappe par le caractère inébranlable de sa conviction et la combativité de sa foi. L’homme créé à l’image de Dieu jouit d’une intelligence théomorphe qui n’est pas obscurcie par un péché originel. Il est parfaitement responsable : sa liberté comme sa culpabilité sont entières. A la différence du judaïsme et du christianisme, L’Islam ne s’explique pas par la prédominance du pôle volonté exposé, par nature, à être séduit dans le mauvais sens. Ainsi le cheminement de la foi s’expose au travail de la raison qui assure alors l’articulation de la Vérité : l’uléma recours au raisonnement par analogie et toute divergence de la tradition est considérée comme mauvaise à moins qu’on ne la démontre spécifiquement comme bonne.
L’orthodoxie n’empêcha pas la raison de suivre son cours. « Ainsi al-Ghazali, à qui est souvent imputé le déclin des sciences et de la philosophie, estimait, comme il le déclara maintes fois, qu’il fallait faire précéder l’étude des sciences religieuses du kalam et de la jurisprudence d’une formation suffisante en logique grecque. Pour lui, la logique n’était qu’un instrument utile pour fixer les règles des définitions et conclusions correctes. Mais, en accordant à la logique aristotélicienne une place dans l’enseignement religieux, il ouvrait la voie à une pénétration plus profonde d’autres branches de la philosophie aristotélicienne dans les diverses disciplines religieuses. »[9] « Loin d’être un phénomène marginal, l’existence de la science et de la philosophie dans l’Islam constitue pour l’historien une réalité paradoxale. On aurait pu s’attendre à ce que les musulmans d’Arabie, sûrs de leur foi, s’attaquent aux vestiges de la culture païenne qu’ils rencontraient dans les territoires conquis. Si la légende de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie par les envahisseurs arabes, inventée par un musulman zélé à l’époque des croisades, rencontra un tel crédit, c’est parce qu’on était prêt à trouver plausible ce prétendu événement. On aurait pareillement estimé normal que les premiers musulmans tiennent leurs distances vis-à-vis des activités des chrétiens hellénisés et des sabéens. Or, ils agirent de façon tout à fait différente et imprévue. Loin d’anéantir la tradition déclinante de la pensée grecque, ils en recherchèrent les sources et en encouragèrent la culture. Ni refus, ni même simple tolérance, mais protection et participation active : voilà quelle fut leur attitude. Les sciences étrangères des Grecs n’auraient pu vivre aussi longtemps et se développer aussi amplement dans l’Islam en l’absence d’un intérêt positif et d’un soutien continu. Ne leur reconnaître qu’un statut marginal au sein de la civilisation islamique, c’est simplement se débarrasser de la tâche d’en expliquer l’existence. »[10] Paradoxe qui est comme la respiration (au cœur) même de l’Islam classique.
Mais, malgré, ou plutôt à cause de, l’infini éloignement de la Vérité, la tentation du mysticisme était grande. Le lointain est ce qui rapproche. La connaissance intellectuelle tirant son énergie de l’Intellect agent et où prévaut le schème de la vision est invitée à prendre des raccourcis et à s’autoriser une vision directe de l’Absolu. Le Prophète apparaît ainsi comme l’incarnation de l’Homme Universel dont chaque croyant représente un fragment, un membre reflétant la Totalité. Le Prophète est l’Exemple qui transmet les possibilités de l’Etre à ses parties. Il est le point de contact entre l’Absolu et le monde humain. Suivre l’Exemple, c’est renoncer à l’égoïsme, à la distinction passionnelle entre « moi » et « l’autre », s’unir à la manifestation du Seigneur des croyants qui rayonne dans la proximité généreuse du Principe des principes. Celui qui rencontre le Prophète rencontrera Dieu.
Toutefois, le silence béat du mysticisme adhère à la Vérité avec pudeur. Sa foi unitaire se présente comme une évidence sans pour autant renoncer au mystère qui est comme l’infinité interne de la certitude. La vision tient son objet à distance : voir le sommet pour le croyant ne le place pas au sommet.
« A Rome César était Dieu ; dans la chrétienté, Dieu et César se partageaient le pouvoir. Dans l’Islam, Dieu est César, et le chef de la communauté musulmane est son vice-roi sur la terre. »[11] A la mort du Prophète, il n’y a plus et ne peut plus y avoir de prophète. Ses successeurs, ses lieutenants, les califes à la tête de l’Etat, ne pouvaient donc, en matière religieuse, « dicter » une doctrine « officielle » « et les très rares tentatives faites par l’Etat dans ce sens ont presque toujours été des échecs. »[12] Le rôle de l’Etat consiste à servir et propager la religion. Corrélativement, les docteurs de la loi ne sont pas en principe des fonctionnaires (et lorsqu’ils le devenaient, le peuple les discréditait) : leurs codifications ne sont pas formellement contraignantes (et comment, par ailleurs, le pourraient-elles, puisqu’elles ne sont pas non plus unanimes). L’Islam de l’empire, alors qu’il met fin à la primauté raciale de l’aristocratie arabe, ne conçoit, en matière sociétale, ni hiérarchie sacerdotale, ni autorité ecclésiastique, ni castes, ni privilèges : seule est reconnue la légitimité de celui qui s’en remet à la réforme et exerce de la sorte son autorité sur celui qui la refuse ou l’ignore. Aussi l’Islam s’est trouvé pris dans un paradoxe : plus il s’étendait, plus l’Etat, chargé de sa cohésion, devait se renforcer, repoussant de ce fait toujours plus l’idéal sociétal. « Bien que, dans les premiers siècles des empires islamiques, les musulmans ne fussent qu’une petite minorité dominante, l’opposition ne vint pas des masses sujettes non musulmanes, mais de groupes qui, au sein même de la communauté musulmane, se sentaient frustrés des droits et du statut que leur accordait L’Islam et accusaient l’Etat de trahir sa propre loi. »[13] Les plus pieux des ulémas ne voyaient en l’Etat qu’extorsion et oppression.
On le voit, la logique impériale du Khalifat n’apparaît pas comme une logique totalitaire, de domination totale. Le prince a pu se faire despote autant qu’il le voulait, il n’incarna jamais l’ego totalitaire — parce qu’il ne tirait pas de lui-même le principe de la loi et de la connaissance (cela est valable pour le Prophète, le vice-roi, qui reste en dessus et en dessous de lui-même, ne coïncide pas avec le message qu’il prescrit). La transcendance de la Loi garantit un espace d’opposition. « Le totalitarisme suppose la conception d’une société qui se suffit à elle-même et, puisque la société se signifie dans le pouvoir, celle d’un pouvoir qui se suffit à lui-même. »[14]
Des mouvements totalitaires ont cependant éclaté çà et là dans le monde musulman contemporain. Ils répondent à une tentation endogène qu’un Islam angoissé a décelée.
Confronté à la modernité occidentale, l’Islam a fini par perdre son prestige. Mais c’est une certaine suffisance cultivée de soi que l’histoire semblait avoir justifiée qui fut la source de son aveuglement à l’avènement de l’esprit des Lumières initié depuis la Renaissance. Suffisance qui projetait et fixait l’imaginaire d’un Occident en soi sur le déclin, tandis que l’Orient incarnait l’ascension rayonnante de l’humanité. L’Islam auquel le sens de la modernité demeurait exogène, ne saisit en elle que l’ombre. La rationalité que le Prince emprunta à l’Occident ne pouvait que perfectionner (rationaliser) les instruments de pouvoir des dirigeants et ne rencontrer ainsi que la désapprobation du peuple. Peuple qui, pour sa part, ne voulait pas perdre ce que le statut de citoyen démentait : le fait que des privilèges puissent être accordés à certains sujets. Plus tard, l’Islam abattu ne comprenait pas les enjeux de la décolonisation.
De la désolation de cette terre d’un empire démantelé auquel ne s’est substitué qu’un modernisme d’emprunt ont germé les mouvements totalitaires. Ceux-ci ont tiré leur possibilité du mysticisme qui, adossé à l’absence d’un authentique projet politique, peut donner lieu à un mélange explosif.
Le mystique, avons-nous dit, ne se confond pas de prime abord avec son objet. Mais il appartient à l’économie générale de la vision d’absorber l’intervalle qui le sépare de son objet, d’en jouir. Voir, c’est rendre sien ce que l’on rencontre. « L’objet éclairé est à la fois quelque chose qu’on rencontre, mais du fait même qu’il est éclairé, on le rencontre comme s’il sortait de nous. »[15] C’est (avec) soi-même que le voyant (se) retrouve. Le mysticisme se fait alors gnostique : l’intellect s’identifie avec son contenu salvateur.
Pour le gnostique, la révélation est l’expression claire et immédiate du savoir absolu, elle se passe de commentaires. Etre gnostique, c’est échapper à l’ignorance : l’initié ne cherche pas le salut, il le possède. La connaissance le régénère : l’homme illuminé se ressaisit dans sa vérité. Il prend conscience qu’il n’est pas de ce monde et se reconnaît en Dieu.
Et comme intelligence de tout et du Tout, il détient la solution finale à la mauvaise organisation du monde. Sa tâche consiste à déterminer les moyens en vue d’éradiquer le mal. La délivrance reconduit ainsi à la Vérité d’un passé où le monde était sans mélange, à la noblesse de l’origine. Naturellement, celui qui sait absolument (ce qui doit être et ne pas être) n’a pas à expliquer ses actes.
La confusion sera donc la manifestation de sa toute-puissance et sa volonté d’extermination ne cessera pas parce que la cohésion de son mouvement est fondée sur la production d’ennemis. Mouvement qui incarne l’essence de la société qu’il représente mais où l’individu, ravi par la Cause, accepte d’ignorer le rôle qu’il joue. Tel est l’islamisme que l’Islam compte désormais parmi ses propres réalisations.
Réalisation de l’islamisme qui ne sonne pas comme une fatalité. Car le monde musulman est, en principe, en mesure de combattre le mal. Il ne peut pas éradiquer sa tentation, mais il peut, parce qu’il le doit, en anéantir toute réalisation. L’islamisme est une mythification, le retour, sans la médi(t)ation historienne, à un passé imaginaire. Séduction du mal qui se fait passer pour vrai. Certes, le Dieu du Coran n’est pas moins guerrier que le Dieu de l’Ancien Testament. Et le fait qu’il faille corriger l’irresponsable dans son propre intérêt constitue un argument fallacieux : l’Enfer est pavé de bonnes intentions et l’ignorance ne recouvre certainement pas la notion de mal.[16] Mais si le musulman semble partager entre l’épée et la parole, pourquoi ne serait-il pas en mesure de comprendre que l’arme de persuasion massive demeure l’art de convaincre — au risque de voir l’interlocuteur s’abstenir en connaissance de cause : mais la guerre elle aussi fait face à l’imprévisible. Par ailleurs, il nous apparaît que l’Islam refuse l’innovation plus à titre de délit social que théologique. C’est dire qu’il se présente d’abord comme un facteur de solidarité autour d’une verticalité.
Il appartient donc au monde musulman de ne pas se laisser gagner définitivement par la rhétorique meurtrière de ses théocrates, d’arrêter de fixer l’Occident comme un provocateur, en lui signifiant par là, qu’il serait le vrai coupable, pour désigner à haute et intelligible voix les blasphémateurs assassins. Invoquer pour se défendre, la colonisation, les conditions économiques, la Guerre Froide, insulte la pensée.
Que l’histoire ne sanctionne ni une réussite, ni un échec aprioriques, que les faits ne soient pas à la hauteur du droit, constitue la tension même du principe de responsabilité. Responsabilité qui en son fond est la capacité de souffrir le jugement d’autrui : une vision du monde n’est pas en soi affaire de cuisine intérieure. Brandir l’islamophobie ou l’islamophilie, c’est célébrer le cadavre de la pensée. Cadavre exquis pour certains.
Notes
[1] Georges BATAILLE, La structure psychologique du fascisme in Premiers Ecrits 1922-1940, Paris, Gallimard, 1970, p. 362.
[2] Ibid., p. 363.
[3] Leo BAECK, L’essence du judaïsme, PUF, Paris, 1993, p. 194.
[4] Emmanuel LEVINAS, L’au-delà du verset, Les Editions de Minuit, Paris, 1982, p. 223.
[5] Peter SLOTERDIJK, Alain FINKIELKRAUT, Les battements du monde, Hachette Littérature, Paris, 2005, p. 37 et 38.
[6] Marc RICHIR, Le corps, Hatier, Paris, 1993, p. 57.
[7] Le style démocratique : le fait que les dirigeants d’une démocratie ne peuvent pas occuper le lieu du pouvoir qu’ils représentent.
[8] E. LEVINAS, Op. cit., p. 209.
[9] A. I. SABRA, L’entreprise scientifique, in L’Islam, sous la direction de Bernard LEWIS, Payot & Rivages, Paris, 2003, p. 261.
[10] Ibid., p. 260.
[11] B. LEWIS, Prologue à L’Islam, p. 16.
[12] B. LEWIS, La foi et les croyants, in Ibid., p. 47.
[13] Ibid., p. 55.
[14] Claude LEFORT, L’invention démocratique, Fayard, Paris, 1981, p. 100.
[15] E. LEVINAS, Le temps et l’autre, PUF, Paris, 1983, p. 47.
[16] Inversement, l’intelligence n’assure pas d’elle-même la promotion du bien. Mais il apparaît précisément que c’est par la faille du paradoxe islamique que passe discrètement le souci de la pluralité, ennemie jurée de l’ego totalitaire.