Durant les deux derniers mois, une allée bordée d’arbres située dans un quartier tranquille de Téhéran, la capitale grouillante de vie de l’Iran, a apparemment été transformée en une scène de carnaval quotidien. Chaque matin des bus entiers d’hommes à la barbe fournie et de femmes vêtues d’un hijab noir arrivent avant l’aube pour entreprendre la première de leurs cinq prières quotidiennes dans la cour d’une villa connue sous le nom de “Manzel Agha” (la demeure du maître). Une fois les prières achevées, la foule commence à crier des slogans contre les dirigeants de la République islamique, à commencer par le “Guide supreme” Ali Khamenei. Des habitants du quartier se joignent souvent à ces manifestations qui se terminent inévitablement par une intervention policière et des dizaines d’arrestations.
“Le Maitre“, dont la demeure est devenue une sorte de sanctuaire pour les opposants religieux à la République islamique, se nomme Muhammad-Hussein Kazemaini Borujerdi, un clerc chiite d’une cinquantaine d’années. Aux yeux des autorités, il n’est rien d’autre qu’un fauteur de trouble arborant un turban noir. Ses fidèles, cependant, le considèrent comme un Grand Ayatollah et affirment qu’il est en contact fréquent avec l’”Imam caché“, un avatar de Mahdi qui, selon la tradition chiite, s’est dissimulé en l’an 940 et doit revenir pour présider à la fin du monde.
Le gouvernement de la République islamique est particulièrement agacé par Borujerdi car celui-ci attire des individus semblables à ceux qui ont mis au pouvoir feu l’ayatollah Khomeyni en 1979. La foule à Sarv Lane, où la villa de Borujerdi est située, est composée d’hommes, de femmes et d’enfants originaires des quartiers les plus pauvres de Téhéran, où l’espoir du retour du Mahdi constitue souvent la seule consolation dans une vie de pauvreté et de frustration.
Les fidèles de Borujerdi affirment que leur chef a reçu des instructions spécifiques de l’Imam caché pour mener une campagne qui vise à “séparer la religion de la politique.”
Leur argumentation est fondée sur une position théologique classique du chiisme qui soutient que tous les gouvernements formés en l’absence de l’Imam caché sont “oppressifs et illégitimes” (jaber wa ja’er). D’après cette doctrine, tout ce que les chiites doivent faire est de tolérer le gouvernement en place, de coopérer au strict minimum nécessaire, mais ne doivent jamais lui payer d’impôts ou ressentir un quelconque sentiment de loyauté envers lui. En l’absence de l’imam, le gouvernement ne constitue rien d’autre qu’un mal temporaire et nécessaire.
La doctrine chiite classique, partagée par plus de 90% des religieux chiites depuis le 16ème siècle, est en contradiction directe avec la matrice idéologique du régime khomeyniste. Le khomeynisme est une innovation (bid’aa) au sein du chiisme car il clame qu’un mollah portant le titre de “Faqi al-Wali” (Juge gardien) doit diriger au nom de Dieu, en l’absence de l’imam caché. Un argument en faveur de la doctrine khomeyniste a récemment été émis par l’ayatollah Ali-Akbar Meshkini, le puissant président de l’Assemblée des experts qui choisit le “Faqih al-Wali“.
“La République islamique est une continuation de Dieu sur terre,” a-t-il affirmé. “Tout désobéissance aux lois constitue donc une révolte contre Dieu.”
La plupart des théologiens chiites trouvent que la vue de Mehskini, qui reflète la doctrine officielle de la République islamique, est scandaleuse. Allant plus loin, Borujerdi la décrit la doctrine comme une forme de “fuite” (en associant d’autres personnes avec Dieu).
Borujerdi n’est pas le seul à soutenir que le chiisme soutient une séparation entre la religion et le gouvernement. Sa vision est partagée par d’autres théologiens éminents tels que le Grand ayatollah Ali-Muhammad Sistani, à Nadjaf, le grand ayatollah Hassan Qomi-Tabatabi à Mash’had, et le grand ayatollah Hussein Ali Montazeri et l’ayatolah Hassan San’ei à Qom.
La doctrine de la séparation ne signifie par que la religion ne joue aucun rôle dans la société. Au contraire, les clercs tels que Borujerdi croient que les mollahs, une fois qu’ils se seront distanciés de la politique au jour le jour et des devoirs gouvernementaux, seront dans une position plus forte pour offrir la société l’assistance morale qu’aucune autorité laïque ne peut fournir. Dans leur système le clergé est un veilleur, il observe le gouvernement et, lorsque cela est nécessaire, en appelle à son action ou en réclame la chute.
Il est virtuellement impossible de savoir ce que pense la majorité des quelques 300.000 mollahs que compte l’Iran. Cependant, une chose est certaine: par un seul religieux chiite important est aujourd’hui prêt à soutenir publiquement et sans équivoque le doctrine khomeyniste. Quelques ayatollah de second rang tels que Fadil Lenkorani et Makarem Shirazi flirtent avec le khomeynisme, largement pour des raisons personnelles, mais ne sont pas préparés à reconnaître l’actuel “Guide suprême” comme autre chose qu’un personnage politique. Les mollahs du régime les plus connus, le “Guide suprême” Ali Khamenei, et les deux anciens présidents Hashemi Rafsandjani et Muhammad Khatami sont reconnus comme politiciens avec un passé religieux, mais jamais comme des autorités religieuses.
La République islamique, souvent présentée comme une théocratie, est, en fait, une forme orientale de despotisme enturbanné. Une majorité de clercs chiites sont opposés au régime et à son idéologique. C’est pourquoi, proportionnellement parlant, il y a plus de mollahs en prison en Iran que de membres d’autres catégories sociales.
Chose intéressante, la position de Borujerdi est partiellement partagée par le Grand ayatollah Muhammad-Taqi Mesbah Yazdi, l’homme largement reconnu comme le “Marjaa al-Taqlid” (source d’inspiration) du président Mahmoud Ahmadinejad. A la différence de Borujerdi, Mesbah-Yazdi ne veut pas abolir immédiatement le République islamique. Cependant, il insiste, lui aussi, sur le fait que le pouvoir laïque devrait être exercé par des politiciens plutôt que par des religieux. Des critiques de cette position affirment que les mollahs comme Borujerdi et Mesbah-Yazdi désirent le pouvoir sans la responsabilité tandis que des mollahs comme Khamenei, Rafsandjani et Khatami sont prêts à exercer les deux.
La confrontation entre les deux visions se déroulera en décembre lorsqu’une nouvelle assemblée d’experts sera élue. L’assemblée est un organe crucial pour le régime car elle peut démettre de ses fonctions l’actuel “Guide suprême” et en désigner un nouveau. Elle peut également proposer d’amender la constitution afin de refléter les vieux de Mesbah-Yazdi en coupant le lien organique établi entre l’Etat et la mosquée établi par Khomeyni. Une telle séparation constitue un anathème pour les mollahs politiques tels que Khamenei, Rasfandjani et Khatami qui se battront becs et ongles pour empêcher l’émergence d’un espace politique distinct comme Mesbah-Yazdi et Borujerdi le demandent.
Pendant ce temps, chacune des factions impliquées dans cette lutte de pouvoir essaye de se réclamer de l’imam caché lui même.
Ahmadinejad affirme qu’il reçoit des instructions périodiques du Mahdi tandis que les acolytes de Borujerdi insistent sur le fait que l’imam caché a choisi leur maître comme porte parole.
D’après la tradition chiite majoritaire, l’Imam caché n’a été initialement en contact qu’avec quatre hommes pieux, connus sous le nom de Owtad (les ongles). Feu Imadeddin Assar, l’un des théologiens les plus proéminents du chiisme au 20ème siècle et connu sous le nom d’Allameh (Celui qui sait tout), a rejeté l’idée d’un contact limité avec l’Imam caché. Il a affirmé que l’Imam était en contact avec 36 hommes pieux, six pour chacune des six directions, tout en se réservant le droit de contacter n’importe qu’elle autre personne s’il le jugeait nécessaire.
D’après Assar, l’imam caché pourrait approcher n’importe quel croyant durant la nuit et lui murmurer des instructions. Il n’y a donc aucune raison de douter des affirmations de contacts avec le Mahdi formulées par Ahmadinejad, Borujerdi, Khatami ou n’importe qui d’autre.
Source: Alternative Stream
Une réflexion sur « L’affaire Borujerdi: chiisme, religion et politique. »