L’acquisition par la République islamique d’une arme nucléaire représenterait un bouleversement régional et global. Outre les raisons évoquées plus haut, une bombe iranienne renforcerait les éléments les plus radicaux en Iran, confortés par ce succès majeur, et aurait un lourd impact sur la course à l’armement au Moyen-Orient, puisque l’Arabie saoudite, l’Égypte et la Turquie seraient puissamment incitées à revoir leur engagement de ne pas acquérir l’arme nucléaire.
La bombe iranienne remettrait aussi en cause la fragilité d’un cercle vertueux dans la région, mais encore probablement – après la sortie de la Corée du Nord du TNP en 1993 – l’ensemble du régime de non-prolifération, qui ne résisterait pas à un assaut de cette envergure dans une partie du monde stratégiquement sensible (1) . C’est ainsi que tout le système mondial de prévention du risque atomique s’écroulerait, puisque sa clef de voûte, le TNP, ne servirait plus à rien si un de ses pays signataires (en 1970) – et qui en respecte officiellement les dispositions – pouvait impunément acquérir l’arme suprême. Une telle extrémité relancerait une nouvelle fois la prolifération que la communauté internationale a depuis près de quatre décennies tenté d’éviter et perturberait ainsi le système international de façon profonde et durable.
Même si on reconnaît que ce n’est pas dans un an que Téhéran placera une charge nucléaire sur un missile Shahab de longue portée, il y a de grandes chances que l’Iran finisse par se doter de cette arme redoutable. La puissance de l’État, sa stature, ses compétences sont capables de l’amener au but que ses dirigeants poursuivent depuis plus de trois décennies.
Que peuvent donc faire les États-Unis s’ils s’engagent vers une confrontation ? L’option la moins vraisemblable serait le déclenchement d’une guerre analogue à celle menée contre l’Irak. L’Iran est un pays d’une tout autre envergure par sa dimension, sa population, ses ressources, sa position géostratégique. Une confrontation militaire nécessiterait l’engagement de forces considérables. Les forces iraniennes, divisées entre une armée classique et le corps des Gardiens de la révolution, ne disposent, en réalité, que de crédits restreints et ne représentent qu’une puissance limitée, mais, en dehors peut-être des régions kurde au nord-ouest et baloutche au sud-est, la résistance pourrait être indéfiniment prolongée dans toute la partie centrale du pays.
Dans le même temps, se contenter de pressions diplomatiques et de sanctions économiques sur l’Iran peut, à l’inverse de l’effet recherché, renforcer la frange extrémiste du régime en fusionnant les courants nationalistes et fondamentalistes de l’opinion iranienne. Attendre l’élection présidentielle américaine et une éventuelle révision de la politique des États-Unis à cette occasion ferait perdre un temps précieux. Obliger Téhéran à signer le Protocole additionnel au TNP(2), qui procure à l’AIEA des pouvoirs plus étendus pour l’inspection de sites nucléaires(3), serait insuffisant pour empêcher l’Iran de devenir une puissance nucléaire puisque ce dernier peut se retirer du TNP à tout moment. Multiplier les sanctions économiques serait inefficace : la République islamique dispose de la troisième réserve mondiale de pétrole. Elle exporte 2,7 millions de barils par jour dont la plus grande partie est écoulée en Asie (le Japon dépend pour 15% de ses importations pétrolières de l’Iran, la Chine pour 13%), mais aussi en Europe (0,8 millions de barils par jour). On voit mal dans ces conditions quelles sanctions internationales pourraient efficacement frapper l’Iran sans faire flamber le prix du brut. Dans ces conditions, on peut se demander si les sanctions ne sont pas avant tout pour l’Occident – et en particulier pour l’Europe – un moyen de s’assurer une bonne conscience.
Si le plus grand danger était le niveau de maîtrise de la technologie nucléaire, l’option coercitive la plus probable serait la destruction ciblée des centres industriels et nucléaires supposés capables de produire un jour des armes atomiques. Mais la réaction iranienne déjà annoncée ne se limiterait sans doute pas à une rupture avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), et pourrait se traduire par des initiatives déstabilisant le dispositif politique et militaire américain en Afghanistan – et indirectement au Pakistan. Le moins que l’on puisse dire est que Téhéran est en position de force. Et cela rend d’autant plus nécessaire une action ferme des États-Unis contre la République islamique.
Notes
(3)En vertu du Protocole additionnel du TNP, les inspecteurs de l’ONU peuvent inspecter des sites non déclarés par différents moyens, comme la prise d’échantillons environnementaux ou la visite sans préavis de sites suspects…
Masri Feki est analyste politique égyptien et président de l’Association Francophone d’Études du Moyen-Orient (AFEMO). Site Internet : www.masrifeki.com