L’auteur, JEAN-CHARLES CHEBAT, est professeur titulaire de la Chaire de commerce Omer-DeSerres à l’École des Hautes études commerciales de l’Université de Montréal. Il est membre de la Société royale du Canada, dont il a été vice-président ; il fut président de son Académie des lettres et sciences humaines. Il est Fellow de plusieurs sociétés académiques, dont l’American Psychological Association. Il est chevalier de l’Ordre national du Québec.
comme « relativement juste » et « vivable », celui de Staline comme non seulement « moralement équivalent » à celui des États-Unis mais à tout prendre, meilleur car moins impérialiste ! La haine des États-Unis est une constante obsessive dans l’articulation de sa pensée politique.
Paradoxalement, si les circonstances s’y prêtent, Chomsky donne aussi son appui à l’extrême droite par la médiation de son appui à l’extrême gauche. Je veux parler ici de son appui au livre de Robert Faurisson, issu du mouvement d’extrême gauche La Vieille Taupe, lequel entretenait des relations très coopératives avec le mouvement d’extrême droite Ogmios. Chomsky a préfacé le livre de Robert Faurisson dont la thèse centrale est celle de l’extrême droite, à savoir que les chambres à gaz hitlériennes et le génocide des Juifs durant la Seconde Guerre mondiale forment un seul et unique « mensonge historique ».
Lorsque Faurisson publie son livre, Chomsky n’a pas de mots assez forts pour en faire l’éloge, comme on le verra plus bas. La relation de Chomsky avec les néonazis mérite un détour car elle révèle la nature de l’individu. On pourrait a priori en effet penser que l’extrême droite serait son pire ennemi. Eh bien non ! Chomsky fait mieux que s’en accommoder : il collabore avec enthousiasme. Les quelques paragraphes qui suivent, inspirés des recherches du professeur émérite de UBC, W. Cohn,[5] résument ce qu’est sa relation avec l’extrême droite.
Le livre de Faurisson fut distribué, fait exceptionnel, à la fois par l’extrême droite (Ogmios) et l’extrême gauche (La Vieille Taupe), qui publiaient conjointement une revue antisémite, Les Annales d’histoire révisionniste, dont la fonction unique est de nier l’Holocauste, et cela avec l’aide financière des ayatollahs iraniens (comme l’a montré la revue française L’Express du 4 septembre 1987, p. 30-31), lesquels ayatollahs ont fait de ce déni de l’Holocauste un thème central de leur propagande : pour une rapide synthèse de cette propagande, voir l’analyse de Jean Yves Camus : (http://www.procheorient.info/xdossier_article.php3?id_artic1e=34501).
Voilà donc Chomsky lié à l’extrême droite française, issue des mouvements collaborateurs, antisémites, fascistes, négationnistes. Mal à l’aise, Chomsky ? Que nenni non point ! Cela ne dérange pas cette icône vivante de l’extrême gauche que son fameux Fateful Triangle apparaisse dans le même catalogue que le Communism with the Mask Off de Goebbels lui-même (Catalogue of Historical Revisionist Books).
Le point tournant de sa relation avec l’extrême droite fut la pétition que Chomsky signa en faveur de Faurisson, lorsque celui-ci fut congédié de son université et dont voici l’essentiel :
Le Dr Robert Faurisson a occupé pendant plus de quatre ans, et avec considération, un poste de professeur de littérature française du XXe siècle et de critique documentaire à l’université de Lyon-II en France. Depuis 1974 il a entrepris une recherche historique indépendante et approfondie [c’est moi qui souligne] sur la question de l’holocauste. Dès qu’il commença à publier ses conclusions, le professeur Faurisson a été l’objet d’une campagne venimeuse faite de tracasseries d’intimidations de calomnies et de violences physiques avec pour objectif de le réduire purement et simplement au silence. Des responsables timorés ont même essayé de l’empêcher de poursuivre ses recherches en lui refusant l’accès aux bibliothèques et aux archives publiques.
Chomsky se fait donc le champion de la liberté d’expression des négationistes, lui qui n’a jamais protesté contre le musellement des dissidents anti-soviétiques dans l’ensemble des pays d’Europe de l’Est, ni des dissidents dans les pays arabes ou sous les dictatures castriste ou sandiniste.
Chomsky apporte son aval au livre de Faurisson, dont il écrit la préface élogieuse. Cet appui est si important pour la crédibilité de la thèse négationniste que toute publication des promoteurs de cette thèse en France (Guillaume, Thion et Faurisson) fait nécessairement référence à l’aval de Chomsky. Pour lui, Faurisson est, écrit-il, « une sorte de libéral relativement apolitique» (p. XIV-XV), qui fait de la « recherche historique de grande qualité » et qui ne contient pas un soupçon d’antisémitisme (mes soulignés) .
Problème majeur cependant : ce livre dont il fait l’éloge académique et idéologique, Chomsky, de son propre aveu, ne l’a pas lu ! Voici ce qu’en dit le philosophe français Pierre Vidal-Naquet (http://www anti-rev.org/ textes/VidalNaquet8la/, lequel cite la préface écrite par Chomsky :
La préface en question relève d’un genre assez nouveau dans la République des lettres En effet, Noam Chomsky n’a lu ni le livre qu’il préface, ni les travaux antérieurs de cet auteur, ni les critiques qui en ont été faites, et il est incompétent dans le domaine dont il traite : « Je ne dirai rien ici des travaux de Robert Faurisson ou de ses critiques, sur lesquels je ne sais pas grand chose, ou sur les sujets qu’ils traitent, sur lesquels je n’ai pas de lumières particulières. » (Préface, p. IX, cité par Vidal-Naquet).
Ces aveux de Chomsky laissent pantois. Dans le métier de chercheur, où la sélection des publications scientifiques dépend de l’expertise et de l’attention extrême des évaluateurs, le fait d’approuver (ou de rejeter) une publication sans l’avoir lue est une inadmissible faute d’éthique. Pour un évaluateur, le fait d’accepter de faire l’évaluation d’un article sur un thème où il se sait incompétent est une autre faute d’éthique. Ici, Chomsky reconnaît les deux. Je reprends à mon compte ce qu’en dit Vidal-Naquet: «Voilà donc qui le qualifie remarquablement ». Ce qui conduit à la question : À quoi donc sert Chomsky ?
Là où il devrait servir la vérité avec passion, il se sert lui-même. Lorsqu’un illustre professeur de l’École de droit de Harvard l’invita en 2002, après les attentats du 11 septembre, à débattre en public de la politique américaine en matière de lutte contre le terrorisme, Chomsky déclina l’invitation, alors que ce débat aurait pu montrer la supériorité de ses propres thèses. À Paul Thibaud qui se permettait de critiquer l’incapacité où se trouve Chomsky de justifier sa position sur le régime totalitaire du Cambodge, il refuse aussi le débat :
Je n’entrerai pas dans la discussion d’un article du directeur de la revue[6], dans le même numéro, qui ne mérite pas non plus de commentaire, au moins pour ceux qui conservent un respect élémentaire pour la vérité et l’honnêteté (Préface, p. X).
Lorsqu’un linguiste fameux, Geoffrey Sampson, disciple de la linguistique chomskyenne mais qui avait osé critiquer les vues politiques de Chomsky sur les Khmers Rouges et souligner que Chomsky n’avait pas lu le livre de Faurisson, Chomsky fit interdire la publication de sa contribution à la linguistique chomskyenne[7]. Exécrable mélange de genres.
Car Chomsky tient à son image plus qu’à la défense de la vérité. D’autres gauchistes ont perdu leurs illusions après les révélations sur les multiples goulags de l’empire communiste, chinois, soviétique, vietnamien ou cubain. Depuis Einstein qui rendit sa carte du Parti en 1929 jusqu’à Yves Montand qui le fit bien plus tard, en passant par mon père qui fut écoeuré de l’invasion de la Hongrie en 1956 par les chars soviétiques, la liste des déçus du communisme est longue.
Mais Chomsky n’est pas de ceux qui admettent avoir fait erreur au plan idéologique. « Never look back » semble un principe fondamental. Lorsque ses opinions sur Pol Pot et son alliance avec l’extrême droite lui valurent un déclin de popularité, Chomsky se jeta sur une cause où il se savait appuyé par les inconditionnels de l’anti-américanisme : l’invasion de l’Afghanistan. Ce rajeunissement d’image s’appelle en marketing un « saut de plafond », permettant de sauver les produits dans la phase de déclin de leur cycle de vie.
Dans son fameux discours du 18 octobre 2001 au MIT, il prédisait que trois à quatre millions d’Afghans étaient condamnés à mourir de faim : Selon lui, « les États-Unis avaient exigé du Pakistan l’élimination des convois de camions de ravitaillement (…) aux populations civiles ». Pour Chomsky, c’était un plan délibéré, un « génocide silencieux », que préparait le gouvernement américain.
Au passage, on pourra s’étonner de ce qu’il s’intéresse soudainement aux problèmes de famine qui jusqu’ici ne semblaient pas l’avoir ému. On attend encore qu’il fasse part de ses réactions aux famines provoquées délibérément par Staline en Ukraine dans les années 1930, ou par Mao en Chine, ou par les gouvernements soudanais sur leurs populations noires chrétiennes du Sud et du Darfour. Les perspectives de famine en Afghanistan qui retiennent son attention sont en fait un levier pour atteindre l’image des États-Unis auprès d’un auditoire très large.
Problème: la réalité ne suit pas du tout les prédictions de Chomsky. Comme le rapporte le Time du 16 octobre 2001, s’il existe un danger de famine, il vient des Talibans qui « taxent » ou volent le blé destiné à ces populations. De plus, dans cette même période, selon le New York Times, les forces américaines et celles de l’OTAN utilisaient leurs pleines ressources pour « fournir de l’aide aux millions d’Afghans, affamés, malades, épuisés par la guerre ». Enfin, le vice-président du International Rescue Committee, Mark Bartolini, déclare au Time : « si cette guerre n’avait pas eu lieu, nous n’aurions pas eu l’accès (aux Afghans) que nous avons maintenant, le meilleur accès dans les dix dernières années ». Dans la même veine, John Norris, conseiller principal du International Crisis Group, déclare: « grâce à la défaite des Talibans, on a pu accroître considérablement la livraison de l’aide ». Que je sache, les menaces de famine en Afghanistan ne se sont pas concrétisées.[8]
Réaction de Chomsky ? D’abord le déni : les médias américains mentent et cachent la vérité. C’est la thèse de son Manufacturing Consent : les médias américains ne sont qu’une machine de propagande à la solde du grand capital. Pour dire les choses minimalement, Noam ne craint pas le ridicule : si cette thèse avait eu du sens, ses livres auraient été rejetés depuis longtemps de tous les Amazon.com, Chapters, Virgin et autres supermarchés de l’édition où ils font un tabac commercial, grâce aux efforts de marketing dont ils bénéficient ; lui-même serait exclu des médias qui le courtisent ; il serait paria, alors qu’il est rock star.
Deuxième réaction : la contre-attaque. Le terrorisme est pleinement justifié. Il reprend son thème central: l’existence même des États-Unis est une agression contre les autochtones, les pauvres et les travailleurs. Le terrorisme est l’« arme des faibles», argument qui origine de JeanPaul Sartre, répété à l’envi par tous ceux qui n’ont rien à dire. On s’étonnera que cela soit repris par un scientifique comme Chomsky. La connaissance a progressé par la méthode hypothético-déductive. Autrement dit, si l’assertion « le terrorisme est l’arme des faibles » est vraie, alors un certain nombre de conséquences doivent être vérifiées. En particulier, le terrorisme doit provenir des pauvres d’Afrique sub-saharienne, du sous-prolétariat urbain d’Europe occidentale, d’Haïti, etc. Or les terroristes du 11 septembre viennent d’Arabie Saoudite, dont les revenus per capita ne font pleurer personne. Qu’importe ! Le principe fondamental de Chomsky reste le même : Never look back.
Chomsky a manqué à sa mission de guide intellectuel. Ses excès, ses obsessions, son aveuglement idéologique l’ont simplement disqualifié. Triste fin pour un très grand linguiste.
[1] Fondateur de l’Église de scientologie.
[2] http://paulbeard.org/cgi-bin/amazon_products_feed.cgi?locale= us&mode=books&search-type=AuthorSearch&input string= Noam%2BChomsky&sort-type=% 2Bsalesrank&page num=29
[3] Il se situe dans la tradition de Merleau-Ponry, qui avait justifié les camps de concentration soviétiques comme contribuant au sens de l’Histoire, alors que ceux de Hitler étaient contraires à ce sens de l’Histoire ; ce qui va pas mal plus loin que le fameux « ne pas décourager Billancourt» de Jean-Paul Sartre, qui voulait dissimuler les camps staliniens aux ouvriers communistes français.
[4] C’est très exactement le cheminement (incohérent) de ce qu’en rhétorique on nomme « le seau percé » : un voisin qui a emprunté un seau nie d’abord devant le tribunal que le seau lui ait été prêté, pour finalement dire que ce seau ne valait rien puisqu’il était troué et que par conséquent il ne doit rien rembourser !
[5] Cohn, Werner, « Chomsky and Holocaust Denial », in Collier et Horovitz, dir., The Anti-Chomsky Reader, San Francisco, Encounter Books, 2004.
[6] Esprit (septembre 1980).
[7] Geoffrey Sampson, « Censoring the 20th Century Culture: The Case of Noam Chomsky » in The Anti-Chomsky Reader, op. cit., p. 130.
Une réflexion sur « CHOMSKY: À QUOI SERT-IL ET QUI SERT-IL ? »