L'ouverture de l'exposition consacrée par le Mémorial de la Shoah à l'écrivain Irène Némirovsky est l'occasion de revenir sur son parcours et de s'interroger sur les raisons de son succès phénoménal dans la France actuelle. Peut-on transmettre la "mémoire de la Shoah" – et laquelle – en célébrant un écrivain juif et antisémite ? En quoi le culte voué à Némirovsky, auteur de feuilletons publiés dans Gringoire, est-il révélateur de l'état de la France (et du judaïsme français) aujourd'hui ?
"Il était petit, maigrichon, grelé, roux, clignait à tout moment ses yeux minuscules et roux eux aussi, avait le nez long et courbe et n'arrêtait pas de tousser". Cette description du Juif par Tourgueniev, dans son récit du même nom, m'est revenue en mémoire en lisant sous la plume de Myriam Anissimov comment Irène Némirovsky avait appris la technique romanesque chez l'écrivain russe. Elle a repris de son illustre aîné la manière de camper ses personnages, qu'elle créait et faisait vivre avec des précisions innombrables, avant même d'entamer l'écriture de son roman. Hélas, cet amour du détail et ce perfectionnisme psychologique n'ont pas leur pendant lorsqu'il est question des Juifs qui, sous sa plume, comme sous celle de son maître, demeurent des personnages falots, superficiels et caricaturaux, toujours détestables et moralement abjects, mais dénués de toute consistante ou de profondeur.
La polémique sur l'antisémitisme d'Irène Némirovsky vient de rebondir avec l'ouverture d'une exposition consacrée par le Mémorial de la Shoah à l'écrivain, dont la Suite française a connu un succès posthume inattendu, après son sauvetage miraculeux et sa parution en 2004. La vraie question n'est sans doute pas de savoir si Irène Némirovsky était antisémite (elle ne s'en cache pas du tout), que de comprendre quels étaient les ressorts de son attitude négative envers les Juifs. "Décrivant l'ascension sociale des Juifs", écrit M. Anissimov, "elle fait siens toutes sortes de préjugés antisémites… Sous sa plume surgissent des portraits de Juifs, dépeints dans les termes les plus cruels et péjoratifs, qu'elle contemple avec une sorte d'horreur fascinée…" Il s'agit donc d'un antisémitisme de plume, que Némirovsky a hérité de ses maîtres russes et qui va lui permettre de se faire une place dans le paysage littéraire de la France de la fin des années 1920 et du début des années 1930.
Les gros sabots russes de Tourgueniev
Olivier Philipponnat, biographe de Némirovsky (qui est aussi le commissaire scientifique de l'exposition du Mémorial) a certes raison d'observer qu'on ne peut juger Némirovsky à l'aune de ce que l'on sait aujourd'hui. Il faut, pour comprendre son personnage et son attitude envers ses origines, tenter de se replacer dans la France de l'entre-deux guerres, où l'antisémitisme faisait partie de la culture, à un point tel que les écrivains juifs eux-mêmes n'en étaient pas exempts, comme le fait remarquer Anissimov, citant Proust et Romain Gary. Toute la différence entre Proust et Némirovsky, c'est que même lorsque l'auteur de la Recherche du temps perdu attribue à Swann des stéréotypes, il le fait avec subtilité. Chez Némirovsky, point de finesse proustienne, mais la brutalité et les gros sabots russes d'Ivan Tourgueniev…
Cet antisémitisme de plume a été pour Irène Némirovsky une véritable carte d'entrée dans le monde littéraire français, comme en atteste le succès quasi instantané de son deuxième roman, David Golder – paru en 1929 – succès orchestré par son éditeur Bernard Grasset. C'est ce dernier qui l'introduit dans les salons littéraires et lui fait rencontrer Paul Morand, le grand écrivain qui deviendra ambassadeur sous Vichy et auquel le mari de Némirovsky réclamera vainement de l'aide, lorsqu'elle sera arrêtée par les gendarmes français et déportée… C'est donc dans le milieu de la "droite littéraire" que la jeune Irène entame sa carrière. Elle va s'engager résolument dans ce milieu, sans la moindre réticence, publiant ses nouvelles dans la revue Gringoire fondée par Horace de Carbuccia.
Le Who's who de la France antijuive des années 1930
Le Gringoire où elle commence à écrire en 1933 n'est certes pas celui de 1940. C'est un journal de droite, anticommuniste et antiparlementariste. Il se radicalise après les succès du fascisme italien et surtout après la victoire du Front populaire en 1936. Romain Gary, qui a publié épisodiquement dans Gringoire, en 1935, renonce à cette collaboration en raison de l'évolution politique du journal. Némirovsky, elle, poursuivra sa collaboration littéraire jusqu'en février 1942 (son éditeur, Carbuccia, bravera la censure allemande pour la publier !) Irène Némirovsky, observe Lydia Morabia, "se définit comme femme de lettres et se défend de s'occuper de politique". Elle écrit dans la presse antisémite et collaborationniste, parce que c'est là qu'elle a fait ses premières armes et qu'elle a acquis son statut et sa renommée littéraire. Mais cela ne l'empêche pas de mettre sa plume au service de l'antisémitisme le plus virulent, comme lorsque, en 1939, elle brosse dans Gringoire le portrait du Dr Dario Asfar, "levantin naturalisé, avorteur dans sa jeunesse, charlatan enrichi dans son âge mur" *.
"Ce qui l'a perdue, écrit encore Morabia, "c'est la conviction avec laquelle elle a pensé qu'elle bénéficierait de mesures exceptionnelles, grâce à sa position privilégiée et aux interventions de ses relations influentes". Quand les gendarmes viennent l'arrêter, le 13 juillet 1942, Irène Némirovsky comprend (ou peut-être ne comprend-elle toujours pas…) l'étendue de sa méprise. Michel Epstein, son mari, écrit ces mots dans une lettre adressée à Otto Abetz, ambassadeur du Reich en France : "bien que ma femme soit de race juive, elle parle des Juifs sans aucune tendresse… La direction du journal Gringoire, auquel elle collaborait en tant que romancière, n'a jamais été favorable aux Juifs, aux communistes…" Peine perdue. Les époux Némirovsky seront déportés et gazés comme tous les autres Juifs, malgré leur cercle d'amis collabos et antisémites : Paul Morand, Jacques Chardonne, Benoist-Méchin, etc… Le Who's who de la France antijuive des années 1930, dont pas un ne viendra en aide à l'écrivain prodige, qui pensait échapper au destin juif.
Plus encore que la tragique destinée de Némirovsky, c'est son succès phénomémal dans la France des années 2000 qui interroge. On a peine à croire que le Mémorial de la Shoah ignore la radicalité de son engagement. En réalité, on peut se demander s'il n'y a pas dans cet engouement pour un écrivain, certes talentueux, mais tellement peu sympathique, un trait de l'époque… Célébrer aujourd'hui Irène Némirovsky, de la part du Mémorial de la Shoah, c'est rendre hommage à une Juive qui n'aimait pas les Juifs (ce qui ne l'empêcha pas, bien entendu, d'être elle aussi victime du nazisme). Plus qu'une simple faute de goût, il y a sans aucun doute dans ce choix une affirmation politique, qui atteste une fois de plus que la Shoah est devenue un enjeu politique en France et que la perpétuation de sa mémoire par des institutions françaises sert des intérêts qui n'ont rien à voir avec ceux du peuple Juif… **. On ne peut s'empêcher de rapprocher cette exposition de la présence du président du Mémorial, M. Eric de Rotschild, à la rencontre très médiatisée et controversée avec le président de l'Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, auteur d'une thèse négationniste sur la Shoah. Les deux événements sont certes d'ordre différent, mais ils témoignent tous les deux d'une certaine dérive, pour ne pas dire plus, des institutions juives de France.
* Cité par Ralph Schor, L'antisémitisme en France dans les années trente, Complexe 1992.
** Sur cette question essentielle, je renvoie au livre important de S. Trigano, Les frontières d'Auschwitz, Livre de poche 2005.