De nombreux intellectuels français, le regard fixé autant sur l’« islamophobie » que sur les nouvelles mobilisations nationalistes dites « d’extrême droite » ou « populistes », en France comme ailleurs en Europe, ont largement ignoré, négligé ou sous-estimé l’islamisme radical, en même temps qu’ils détournaient le regard de la vague antijuive portée principalement par la propagande islamiste et ses relais politico-culturels, dont l’orientation commune est un propalestinisme sans réserve assorti d’une diabolisation du « sionisme » et d’Israël, au nom d’un « antiracisme » dévoyé.
Ce qui fait écran, c’est l’idée fausse selon laquelle la haine des Juifs serait exclusivement fixée à « l’extrême droite » (néofasciste, néonazie, etc.) ou localisée dans les milieux « réactionnaires » (par exemple chez les catholiques traditionalistes). Une grande partie de la classe intellectuelle s’est longtemps refusée à reconnaître que la récente vague antijuive était le produit des interférences de trois types de mobilisations : l’antisionisme radical, le propalestinisme mystique et l’islamisme, et que ses principaux acteurs étaient issus d’une immigration de culture musulmane, s’identifiant aux Palestiniens en lutte contre les « sionistes ».
Le nouvel opium des intellectuels dérive d’un petit nombre de mythologies contemporaines, fabriquées sur la base d’idées fausses ou douteuses, voire délirantes, où l’on peut voir les composantes de la vulgate « antisioniste » et pseudo-antiraciste d’aujourd’hui.
En premier lieu, la thèse de la substitution : l’« islamophobie » aurait historiquement remplacé l’antisémitisme en Europe. L’antisémitisme ne serait donc plus qu’un phénomène résiduel, un ensemble de survivances. D’où l’appel de certains « antiracistes » auto-proclamés à lutter prioritairement contre l’« islamophobie ». Ce lieu commun, pièce maîtresse de la propagande « antisioniste », rend aveugle aux évolutions historiques réelles. Car ce qu’on appelle l’antisémitisme s’est transformé. Le noyau dur de la nouvelle configuration antijuive est constitué par l’antisionisme radical et démonologique. Les Juifs ne sont plus diabolisés en tant que « Sémites », mais en tant que « sionistes ». L’objectif des nouveaux antijuifs est l’élimination de l’État juif, au terme d’un processus de délégitimation et de criminalisation de ce dernier, diabolisé en tant que « raciste », voire « nazi ».
En deuxième lieu, la confusion, entretenue par les islamistes et leurs alliés gauchistes, entre le rejet de l’islamisme, même sous ses formes jihadistes, et l’« islamophobie » en tant que « racisme anti-musulman ». C’est là considérer abusivement l’islamisme, mal connu et mal compris par nombre d’intellectuels, sous l’angle de l’antiracisme et de la défense de la liberté religieuse.
En troisième lieu, la pseudo-explication sociologique : l’« islamophobie » serait la cause principale de l’islamisme radical. Les jihadistes seraient des révoltés qui se seraient simplement trompés de combat. Dès lors, l’islam n’aurait rien à voir avec le jihadisme et les jihadistes seraient des victimes de sociétés « islamophobes » qui, en les excluant ou les discriminant, les auraient poussés à la délinquance et à l’engagement dans les rangs de Daesh.
En quatrième lieu, la diabolisation d’Israël et des « sionistes », accusés de « massacrer » les Palestiniens « innocents », mais aussi d’être à l’origine de la désintégration des États au Proche-Orient et de la montée en puissance de Daesh. Corrélativement, s’est diffusée la vision victimaire et compassionnelle des Palestiniens, lesquels monopolisent la capacité d’indignation de nombreux intellectuels. L’engagement en faveur de la « cause palestinienne » apparaît comme le principal moteur de la nouvelle judéophobie qui, des lendemains de la guerre des Six-Jours (juin 1967) à ceux de la deuxième Intifada (commencée fin septembre 2000), s’est lentement constituée sur la base d’une islamisation croissante de la guerre contre Israël et le « sionisme ».
Cette configuration mythopolitique a eu pour conséquence la méconnaissance et la sous-estimation de la puissance de séduction et de mobilisation du jihadisme ainsi que de la force de la vague antijuive. Car, à travers l’islamisation de la cause palestinienne, la lutte contre les Juifs redevient la voie de la rédemption.
Après des années de rêveries tiers-mondistes, anti-israéliennes et américanophobes, les intellectuels français ont été brutalement confrontés à la réalité historique par les attaques du 11-Septembre, les massacres commis au nom de l’islam en Syrie et en Irak ou les attentats parisiens de janvier 2015. Ce réveil brutal a conduit certains d’entre eux à nier, minimiser ou relativiser les faits ne s’inscrivant pas dans leur horizon d’attente. D’où la dérive conspirationniste. Si le spectacle du monde n’illustre pas le tableau qu’on s’en fait, alors la tentation est grande de recourir aux « théories du complot », qui présentent l’avantage de paraître expliquer ce qu’on ne peut expliquer et de préserver ainsi les dogmes idéologiques. Les négateurs du 11-Septembre avaient montré la voie.
Les conspirationnistes d’aujourd’hui appliquent les mêmes schèmes interprétatifs aux événements qui dérangent ou contredisent leur vision du monde. Ils imputent par exemple l’apparition de Daesh à un vaste complot « sioniste » visant à affaiblir les États arabes et à mettre en difficulté l’Iran. Ou bien ils suggèrent que les attentats meurtriers de janvier 2015 sont le résultat de manipulations de services secrets, où le Mossad est toujours bien placé.
Les discours de propagande sont de plus en plus fabriqués avec des images manipulatrices et font prédominer la dimension victimaire et compassionnelle à sens unique. La propagande « antisioniste » n’a cessé de jouer sur ce registre. L’honneur des intellectuels consiste à refuser de se faire les relais d’une telle propagande.
Article publié par Le Monde, 23 septembre 2015, p. 15, sous le titre : « L’intelligentsia française sous-estime l’antisémitisme ».