L'Internet est devenu une composante majeure des sphères économique, financière, politique, médiatique, culturelle … et même personnelle actuelles. Plus d'un milliard d'individus l'utilisent et n'importe qui, doté d'un ordinateur et d'une connexion adéquate, peut instantanément accéder à un nombre incommensurable de données. Grâce à ce système, gouvernements, institutions, économies et individus peuvent s'enrichir au point que l'Internet est devenu l'un des facteurs de progrès les plus décisifs de l'Histoire. L'on comprend donc aisément les craintes qu'engendre la domination exclusive des Etats-unis sur le réseau mondial.
M. Ignacio Ramonet, dans un article du Monde Diplomatique, défend donc un transfert du contrôle au profit de l'O.N.U.. Il soutient en effet que "dans un monde de plus en plus globalisé, où la communication est devenue une matière première stratégique et où explose l'économie de l'immateriel, les réseaux de communication jouent un rôle fondamental. Le contrôle d'Internet confère à la puissance qui l'exerce un avantage stratégique décisif". Il conclut donc que "le temps est venu […] [pour] l'Icann […] [de devenir] enfin un organisme indépendant relevant des Nations unies".
La proposition de M. Ramonet, a priori justifiée, est pourtant totalement inacceptable et ce, pour de multiples raisons.
Tout d'abord, la prétendue "pureté" d'une supervision onusienne est une dangereuse illusion. Comment une institution gangrénée par la corruption et empétrée dans le bureaucratisme pourrait-elle seulement assurer une gestion saine du réseau mondial?
Ensuite, une institution qui a permis à la Libye d'accéder à la présidence du Haut-Commissariat aux droits de l'homme en 2003 et au Soudan d'en être réélu membre en 2005, n'est pas en mesure de préserver, sans l'édulcorer, l'un des caractères fondamentaux d'Internet, et certainement le plus grandiose; la liberté de s'exprimer et de s'informer. L'identité des plus fervents défenseurs de cette translation de la supervision du réseau mondial – Cuba, Syrie, Chine, Corée du Nord, Iran … – est d'ailleurs très révélatrice des motivations sous-jacentes aux revendications de ces derniers. L'essence même de l'Internet actuel, vecteur décisif du virus démocratique, représente en effet une menace terrible pour l'ensemble des régimes autoritaires de la planète.
Les conclusions du rapport du Groupe de travail de l'O.N.U. sur la gouvernance d'Internet, citées par Pete Du Pont dans un article du Wall Street Journal, semblent confirmer ces appréhensions. Le dit rapport affirme en effet que le contrôle des Nations unies devrait s'attacher "à respecter la diversité linguisitique et culturelle", expliquant que cela permettrait "un contenu […] culturellement approprié". Si, comme le remarque M. Du Pont, la liberté d'expression est culturellement appropriée dans un pays comme les Etats-unis, qu'en est-il dans des Etats totalitaires tels que la Chine ou l'Iran? Enfin, les conclusions du précédent Sommet sur la société de l'information de 2003 selon lesquelles "les gouvernements devraient intervenir [dans la gestion d'Internet] […] pour optimiser les bénéfices sociaux et économiques et servir les priorités nationales" sont elles aussi fortement préoccupantes.
Par ailleurs, les déclarations de M. Kofi Annan, rapportées par l'éditorialiste Claudia Rosett, selon lesquelles l'objectif principal du sommet de Tunis était "d'assurer que les pays pauvres bénéficient complètement des avantages que les nouvelles technologies de l'information et de la communication – Internet inclus – peuvent apporter au développement social et économique" sont d'une candeur et d'une inconséquence effarantes. Car si l'Internet peut être une source de progrès pour les pays sous-développés, c'est bien par son caractère ontologiquement libre, et non propagandiste ou endoctrineur. Là encore les positions et les prétentions des Nations unies sont dangereusement contradictoires, et font le jeu de l'ensemble des régimes dictatoriaux du globe, pour qui le contrôle de l'information est une priorité cruciale.
Enfin, revenons au "contrôle hégémonique" exercé sur l'Internet par les Etats-unis et dénoncé par M. Ramonet. Tout d'abord, ceux-ci n'ont jamais "coupé" une quelconque région du globe du reste du monde et, d'ailleurs, les enjeux économico-politiques ne rendront certainement jamais possible un tel acte. Quant à l'internationalisation tant souhaitée, rappelons que le personnel de l'Icann compte tout de même plus de 15 nationalités, soit presque autant que le Haut Commissariat des droits de l'homme mais sans les aberrations de ce dernier.
La question du contrôle de l'Internet demeure donc bien épineuse. D'un côté se profile une grave menace pour les libertés, par le biais d'une potentielle gouvernance de l'O.N.U., de l'autre le danger d'une fragmentation du système et d'une cohabitation de plusieurs réseaux car, en cas d'une obstination américaine trop prononcée, certains régimes autoritaires pourraient décider, le cas échant, de créer leur propre réseau. Un comité international disposant d'un pouvoir consultatif et d'un droit de regard sur les activités de l'Icann pourrait constituer un bon compromis. Reste à savoir si les différents partis, notamment les Etats autoritaires, accepteraient une telle proposition.
En conclusion, si une victoire temporaire vient bel et bien d'être remportée, la bataille pour la gouvernance, et donc pour la survie de l'Internet tel que nous le connaissons, ne fait que commencer. Son issue aura sans aucun doute des conséquences de taille sur la situation géopolitico-stratégique mondiale avenir.
3 janvier 2006