Depuis la création de l’Etat d’Israël, le 14 mai 1948, malgré le refus arabe et musulman qui s’est traduit par une série de conflits armés, on a pu assister à la lente reconstruction d’une vision antijuive du monde. La rediabolisation des juifs s’est opérée sur la base de la diabolisation d’Israël et du « sionisme », fantasmé comme « sionisme mondial ».
Cette réinvention n’est pas réductible à un recyclage des traditionnels schèmes d’accusation visant les juifs, empruntés au corpus antijuif européen, qu’ils relèvent de l’antijudaïsme chrétien, de la judéophobie moderne antichrétienne, de la judéophobie anticapitaliste (socialiste et révolutionnaire) ou de l’antisémitisme nationaliste, raciste ou non. Elle s’opère sur de nouvelles bases idéologiques, dont certaines sont étrangères à l’héritage antijuif occidental et puisent dans la culture musulmane.
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S’il est vrai que les passions antijuives se sont mondialisées, c’est avant tout parce qu’elles se sont islamisées. Avec cette transformation, impliquant une refonte doctrinale en même temps qu’un déplacement du principal foyer de l’hostilité antijuive, s’est opérée une théologisation de la haine des juifs. C’est sur cette nouvelle base politico-culturelle que s’accomplit et se légitime la démonisation des juifs.
Concurrence des victimes
Une nouvelle vulgate antijuive structurée par des thèmes conspirationnistes s’est installée durablement en France et dans d’autres pays européens. On y rencontre des préjugés et des stéréotypes négatifs « classiques » – autour du pouvoir, de la richesse et de la manipulation –, qui prennent un sens nouveau par leur intégration dans la vision du monde islamo-révolutionnaire en voie de formation.
Elle se caractérise par l’articulation de trois grands thèmes d’accusation visant les « juifs » ou les « sionistes », ces dénominations conventionnelles variant selon les contextes et les situations : premièrement, ils sont « dominateurs » en Occident (« Ils ont tout » ; « Ils ont le pouvoir » ; « Ils dirigent l’Amérique »), ils manipulent l’information et ils sont riches, donc puissants ; deuxièmement, ils sont « racistes », en particulier au Proche-Orient, où ils se comportent « comme des nazis » avec les Palestiniens, victimes d’un « génocide » en cours de réalisation ; troisièmement, ils exercent une puissante influence occulte et complotent partout dans le monde : ils ont organisé les attentats du 11-Septembre, ils poussent à la guerre, ils sont derrière les conflits qui déchirent les pays arabes (notamment en manipulant l’organisation Etat islamique, simple épouvantail), ils organisent des attentats terroristes sous fausse bannière pour « salir l’islam » ou « l’image des musulmans », et, d’une façon générale, ils manipulent la politique internationale.
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Cet ensemble de thèmes d’accusation et de stéréotypes négatifs s’inscrit aujourd’hui dans une vision du monde structurée par la concurrence des victimes, qui permet d’identifier « le juif » ou « le sioniste » comme le rival, l’imposteur et l’ennemi.
Accusés de monopoliser abusivement le statut de victime, et, corrélativement, d’occulter l’existence d’autres groupes formés d’authentiques victimes, les juifs sont construits comme un peuple-bourreau, nazifié sans vergogne, sur lequel se fixe l’hostilité.
Djihad contre les juifs
L’islamisation du discours antijuif consiste à ériger, explicitement ou non, le djihad contre les juifs (et leurs alliés ou complices) en sixième obligation religieuse que doit respecter tout musulman. En raison de ces investissements symboliques, le modèle ordinaire du conflit israélo-palestinien, en tant que conflit strictement politique et territorial, s’avère trompeur. Le conflit ne saurait se réduire au simple choc de deux nationalismes rivaux, impliquant des conflits de légitimité plus ou moins surmontables. Il tend à prendre la figure d’un conflit judéo-musulman sans fin.
L’insécurité physique ressentie par les Juifs de France se double d’une insécurité sociétale et culturelle. C’est pourquoi les slogans « Mort aux juifs ! » ou « Juif : casse-toi, la France n’est pas à toi ! », accompagnés d’« Allahou akbar ! » ou de « Djihad ! Djihad ! Djihad ! », lancés lors des manifestations violentes des 26 janvier et 13 juillet 2014, sont à prendre très au sérieux : ils sont le signe d’un basculement dans une mobilisation antijuive revendiquée comme telle.
Mais si l’imprégnation islamiste est le principal facteur de la haine antijuive, les antijuifs fanatiques ne passent à l’acte que s’ils se sont ralliés au djihado-salafisme.
La nouvelle judéophobie se caractérise notamment par sa diffusion planétaire qui, facilitée par Internet, lui fait perdre une grande partie de ses traits nationaux. Dès lors, il est difficile de définir un programme strictement national de lutte contre les formes nouvelles de la haine des juifs, même s’il faut saluer cette spécificité française : l’implication directe de l’Etat dans la lutte contre un « phénomène en constante évolution ». Cette lutte est aujourd’hui indissociable d’une lutte multidimensionnelle contre la séduction exercée par l’islamisme radical. La vieille question de la lutte intellectuelle contre le fanatisme à base religieuse revient ainsi à l’ordre du jour.
A long terme, la lutte contre la haine antijuive, cette haine abstraite et « théologisée », ne peut aboutir sans une profonde réforme de l’islam, venant des plus hautes autorités musulmanes elles-mêmes. En attendant, pour combattre la salafisation des esprits dans la société française, il faut mettre en place une politique de dissuasion et de containment (endiguement), en sanctionnant fermement les attitudes et les comportements contraires aux principes fondamentaux et aux lois de la République.
Le temps des dénis, des aveuglements plus ou moins volontaires, des atermoiements et des accommodements supposés raisonnables est derrière nous. C’est du moins ce qu’il nous est permis d’espérer.
Pierre-André Taguieff est l’auteur de plusieurs ouvrages dont le dernier à paraître le 14 mai, « Judéophobie, la dernière vague » (Fayard).