29 mars 2024

Jacques Marseille / La dernière interview

Propos recueillis par Marie-Paule Virard (AOF) : Jacques Marseille était agrégé d'histoire, professeur à la Sorbonne où il a occupé pendant plus de vingt ans la chaire d'histoire économique et sociale. C'était un passionné de l'histoire économique contemporaine et, à travers elle, un amoureux de la France et des Français. Profondément attaché aux valeurs du libéralisme qui, disait-il, «est et reste un combat pour la liberté» (après un bref passage au PCF, il s'était forgé les convictions d'un intellectuel de centre droit, libéral et européen), il s'était fait connaître du grand public par plusieurs essais, notamment C'est beau la France ! Pour en finir avec le masochisme français (1993), Le Grand Gaspillage (2002), La guerre des deux France. Celle qui avance et celle qui freine (2004) ou L'Argent des Français (2009). A chaque fois, c'était pour lui l'occasion de pourfendre le «mal français», cette incapacité collective à accepter les réformes qui lui semblaient nécessaires pour que la France puisse tenir son rang. Brillant débateur, il aimait bousculer ses interlocuteurs pour faire avancer le débat et défendre ses idées, mais toujours avec humour et humilité. Jacques Marseille laisse le souvenir d'une pensée précieuse parce que féconde et libre à une époque où la «bien-pensance» et le «politiquement correct» envahissent trop souvent la sphère du débat public.

Réputé notamment pour ses travaux sur le patrimoine, Jacques Marseille réfutait l'idée selon laquelle les inégalités s'étaient accrues en France ces dernières années. Bien que gravement malade, il a travaillé jusqu'au bout, et livrait récemment à Option Finance sa dernière analyse sur le niveau de vie et la richesse des Français. Son diagnostic va une fois de plus à l'encontre des idées reçues.

Paul Krugman, le prix Nobel d'économie américain, a qualifié la première décennie du siècle de «big zero» pour les Américains, une sorte de décennie perdue où ses compatriotes n'auraient rien gagné ni en termes d'emplois ni en termes de pouvoir d'achat et de richesses. Partagez-vous son diagnostic, notamment pour la France ?
La question de la décennie perdue correspond à une approche très occidento-centrée. Si on posait la question aux Chinois, aux Indiens, aux Brésiliens, ils ouvriraient des yeux ronds et se demanderaient bien de quoi on parle. Les chiffres du PIB mondial montrent au contraire que l'on a créé plus de richesses sur la planète au cours des 10 dernières années que dans les 30 qui ont précédé. Si l'on s'en tient au PIB, mesure certes discutable mais qui reste tout de même un indicateur de la création de richesses, c'est plutôt de décennie merveilleuse qu'il faudrait parler !

Mais c'est aussi la décennie au cours de laquelle le centre de gravité de l'économie mondiale a basculé…
D'où sans doute l'analyse de Paul Krugman : ce sentiment de bascule va de pair avec l'apparition des pays émergents sur la scène internationale mais également avec l'irruption du doute au sein de nos sociétés développées. Les Occidentaux doutent de leur modèle économique, de la valeur du travail, de leur manière de mesurer la richesse, ils se posent des questions sur les inégalités, sur l'éthique, sur la gouvernance. C'est d'ailleurs pourquoi, loin d'être une décennie perdue, la décennie que nous venons de vivre nous a, à nous aussi, donné au contraire l'occasion d'entamer une réflexion sur ce que nous sommes.

En France, ce doute s'exprime régulièrement dans les sondages, amplifié par la crise : peur de la précarisation, blues des classes moyennes…
Dans l'esprit des Français, les revenus se confondent avec ce qui est inscrit chaque mois à la dernière ligne de la feuille de paie. Or, s'il est vrai que la croissance du salaire net est faible, voire quasi nulle, ce n'est pas la totalité de nos revenus. A mon sens, il serait plus pertinent de prendre en compte une rémunération du travail qui inclut la part versée par les salariés comme par les employeurs pour financer les dépenses de santé et de retraite. La perception que nous avons du revenu par tête fait l'impasse sur cette réalité alors même que la part de cette rémunération indirecte ne va cesser d'augmenter : le financement des dépenses de santé et de retraite pèsera en effet de plus en plus lourd dans les décennies à venir. Il faut faire évoluer notre perception du revenu. Voilà pourquoi je crois qu'il serait utile de verser aux Français la totalité de leur rémunération et de les laisser ensuite payer eux-mêmes la contribution nécessaire à leur santé et à leur retraite. A l'heure actuelle, les Français n'ont pas une perception réaliste de ce qu'ils coûtent, donc de ce qu'ils gagnent.

Mais ils ont tout de même à l'heure actuelle un sentiment d'appauvrissement…
Ce que l'on appelle les dépenses contraintes (logement, abonnements divers, etc.) représentent une part de plus en plus importante du salaire net. D'où le ressenti que vous évoquez. A mon avis, la plus grande des contraintes aujourd'hui, celle qui met les Français dans une situation de stress, en raison du coût et du temps passé, c'est celle des transports. Pour devenir propriétaires (ils sont 58 % aujourd'hui), les Français ont quitté les centres-villes pour la lointaine banlieue (dans la région parisienne, c'est très net) avec le coût que l'on imagine et la progression de leurs revenus a été mangée en grande partie par le budget transport (souvent il faut une voire deux voitures). Par ailleurs, on a créé tellement de besoins de consommation, qu'ils ont le sentiment qu'il ne leur reste rien. A l'occasion d'une récente campagne de publicité pour les iphones, j'ai eu la curiosité de faire un petit calcul : quelqu'un qui, dans une journée, utiliserait une fois son GPS lors d'un trajet en voiture, irait une fois sur un site d'information pour chercher le résultat d'un match de foot par exemple, jouerait une fois au scrabble au bureau entre deux réunions, serait à la fin de la journée à la tête d'une «facture» de 15 euros, soit près de deux fois le budget alimentaire moyen d'un Français qui est de 8,5 euros. L'idée reçue selon laquelle on serait plus pauvre aujourd'hui qu'hier est complètement absurde, mais on a créé tellement de besoins de consommation que la perception revenus/dépenses en a été bouleversée.

Avec la crise, la question des inégalités revient, elle aussi, sur le devant de la scène. Les rémunérations des banquiers, de certains dirigeants, sont perçues comme autant d'excès dans une période difficile pour tous. Les inégalités se sont-elles effectivement accrues au cours des dernières années ?
Dans l'examen de l'écart classique, c'est-à-dire de l'écart interdécile, donc de la situation des 10 % de Français les plus riches par rapport aux autres «tranches» de 10 %, les inégalités ne se sont pas accrues en France. En revanche, elles ont augmenté entre riches : l'écart entre les 10 % les plus riches et les 0,01 % les plus riches a progressé davantage que celui qui sépare les 10 % les plus riches des 10 % les plus pauvres. Il est vrai que certains salaires défraient la chronique, mais en réalité on parle ici d'excès qui concernent environ 4 000 à 5 000 ménages. Et encore. Si les inégalités se sont creusées entre cette infime minorité et les Français, y compris les plus riches, ce n'est pas tant en raison de l'évolution de leurs salaires que de leurs revenus financiers, en particulier des revenus fonciers dopés par la bulle immobilière. Toutefois ce qui fut vrai dans le très court terme -entre 2002 et 2007 en ce qui concerne la dernière décennie – ne l'est déjà plus si l'on regarde la période 2002-2010 car entre-temps la bulle immobilière s'est dégonflée et la bourse a perdu 40 % pour revenir sur ses niveaux de 2006. Et sur le siècle, on constate évidemment que les inégalités n'ont pas augmenté mais au contraire considérablement baissé ! Schumpeter disait que «le capitalisme est un excellent système pour les petits enfants». La perception du progrès n'est jamais très forte pour ceux qui vivent à une époque donnée, mais celui-ci n'en est pas moins énorme lorsqu'on le regarde sur longue durée. Déduire de la période 2002-2007 que l'on observait là une tendance lourde du capitalisme qui consisterait à broyer les faibles et à enrichir les forts ne correspond en rien à la tendance longue.

L'«affaire Proglio» n'a-t-elle pas tout de même amené de l'eau au moulin de ceux qui voient le capitalisme en prédateur ?
Que le PDG d'EDF gagne un ou deux millions d'euros de plus ou de moins par an ne va pas changer la face du monde, mais il est vrai que l'épisode a eu un effet désastreux sur l'opinion. Là-dessus, Paul Krugman a raison : les élites n'ont rien appris, et surtout pas comment trouver le chemin du bon sens ! Que nos dirigeants et leurs conseillers n'aient pas imaginé un instant que les conditions de cette nomination allaient poser problème est ahurissant. Passons sur l'idée qu'il n'y aurait qu'un homme possible pour diriger un groupe comme EDF ! Voilà qui serait presque inquiétant pour l'entreprise si l'on ne savait, comme le montrent d'innombrables études réalisées sur la question, qu'en réalité le profil du dirigeant ne change pas grand-chose au résultat final. Société «biberonnée» au concours, la société française a toujours besoin de premiers de la classe !

A l'autre bout de l'échelle, les moins favorisés – le premier décile des revenus – se sentent pris au piège de leur situation sociale, précarisés, sans possibilité de progresser. Comment faire pour leur redonner de l'espoir ?
Si l'on regarde les hausses de revenus en pourcentage, les plus pauvres constituent, avec les plus riches, l'un des deux déciles qui ont le plus profité de la dernière décennie. Beaucoup a été fait pour le premier décile et on peut oser l'hypothèse – même si elle est peu politiquement correcte ! – que les politiques d'assistanat expriment les meilleures intentions en permettant à ceux qui sont dans la précarité d'avoir un niveau de vie relativement décent, mais qu'elles n'incitent pas forcément les bénéficiaires à tout faire pour en sortir. D'où le sentiment que l'ascenseur social, fondement de la République, de notre Histoire, est bloqué en France. On trouve de la mobilité dans une société où chacun se demande ce qu'il peut faire pour monter dans l'échelle sociale. Or, a-t-on aujourd'hui intérêt à passer du 1er au 4e décile ? Pas forcément si l'on en croit l'évolution de la situation de la classe moyenne. C'est elle la grande victime de la décennie. Aujourd'hui, le revenu médian se situe autour de 1 500 euros et il a très peu augmenté au cours des dernières années alors que les classes moyennes paient tout au prix fort : la garde ou la cantine des enfants, la taxe d'habitation quand les plus défavorisés sont exonérés, les impôts en général… Au bout du compte, elles se demandent pourquoi elles ont fait l'effort d'aller jusqu'à bac + 3 ou 4 pour gagner à peine 20 % de plus que le Smic et voir leur situation se dégrader, se précariser. En outre, alors que leur parcours, leur combat a toujours été placé sous le signe de l'ascension sociale, elles constatent qu'on les a trompées en voulant leur faire croire que l'université était l'instrument privilégié de l'ascension sociale et elles ont le sentiment que la situation va empirer pour leurs enfants. D'où le malaise actuel.

Quel pourrait être l'agent privilégié du retour de la mobilité ?
Je dis souvent, et cela choque les esprits, que c'est l'inflation qui a permis à la fois la mobilité sociale et l'enrichissement de la société. De 1820 à nos jours, donc sur pratiquement deux siècles, la hausse moyenne annuelle du pouvoir d'achat a été de +1,8 %. Et en dressant une courbe des prix, on peut montrer, même si beaucoup ont du mal à l'accepter, que c'est dans les périodes où l'inflation fut plus élevée que la moyenne que le pouvoir d'achat a lui aussi le plus progressé. Sur longue période, l'inflation n'est pas le diable mais bien au contraire un formidable facteur de mobilité. C'est l'obsession anti-inflationniste que l'on connaît depuis quelques années qui favorise la conservation des positions acquises et freine la mobilité sociale. Mais crier «vive l'inflation !» fait figure d'hérésie en France, tout comme paraît diabolique l'idée de soutenir qu'à long terme il faut préférer la bourse et l'épargne en actions quand les Français furent les champions du monde des emprunts internationaux au xixe siècle avant d'être ceux des obligations d'Etat au xxe ! Notre relation à l'argent, et au-delà ce qui fonde nos choix en matière économique et sociale, est très marquée par ces idées reçues.

Comment peut-on les faire évoluer ?
L'avantage de la crise que nous traversons est qu'elle nous contraint forcément à penser autrement. C'est pourquoi je n'achète pas l'idée de «décennie perdue» : nous allons être contraints de réfléchir sur la manière de produire, la mesure de cette production, l'idée que nous nous faisons du bien-être. Faut-il vraiment travailler pour posséder une Rolex à 50 ans ? Quant au capitalisme, il s'adaptera encore une fois pour assurer au plus grand nombre une vie meilleure. Ce qui compte c'est la prise de conscience collective, l'action quotidienne de chacun, notre façon de percevoir les problèmes, de revendiquer aussi, de lutter pour ce à quoi nous aspirons. Ce qui fait bouger une société, c'est la pédagogie du réel car nous sommes ici sur un terrain où les mythes sont puissants. La seule inquiétude que l'on peut nourrir est que nous sommes désormais dans une société où les élites n'indiquent plus la direction à suivre. Raison de plus pour, chacun à son niveau, prendre sa part de responsabilité et agir pour changer nos comportements.

 
 

Une réflexion sur « Jacques Marseille / La dernière interview »

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *