26 janvier 2025
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La légende Mahométane

L‘islam n’a pas accompli sa révolution critique et historique”, constate froidement Jacqueline Chabbi, professeur à l’université Paris VIII. Auteur d’une biographie “décapante” de Mahomet Le Seigneur des tribus. L’Islam de Mahomet. Paris, Noesis,1997), cette spécialiste des origines de l’islam a déclenché l’ire des théologiens musulmans. Son sacrilège ? “J’ai humanisé Mahomet. En effet, le seul moyen de comprendre le personnage, c’est de lui appliquer une grille de lecture anthropologique. De le remettre dans son contexte social réel, et non dans un contexte ou le fait religieux est surestimé.” Histoire de démêler ce qui relève de la légende dorée et ce qui paraît vraisemblable. Vraisemblable seulement …

Car Mahomet (570-632) n’a laissé aucune trace écrite directe, ni archéologique, de son passage sur Terre. Et si la tradition musulmane postérieure au Coran représente le fondateur de l’islam dictant parfois ses révélations à un scribe sur des “morceaux de cuir, des tessons de poterie, des nervures de palmes et des omoplates de chameau”, aucun de ses contemporains n’a concrètement transmis son témoignage. Comme le Prophète vivait en outre dans une société de tradition orale, il paraît vain d’espérer exhumer un jour des tablettes comme celles qui florissaient, à l’époque, dans le proche Empire byzantin. Enfin la première biographie de Mahomet, la Sîra, a vraisemblablement été rédigée plus d’un siècle après sa mort.

Des orientalistes trop naïfs ?

Quel sérieux lui accorder ? Comment aborder le Coran ou la tradition prophétique, les hadith ? “Jusqu’à présent, les orientalistes s’en sont laissé un peu trop conter par des textes pourtant empreints de merveilleux.”, critique Jacqueline Chabbi, qui regrette l’amateurisme doublé de fascination qui a longtemps régné dans cette discipline “fourre-tout” ou cohabitaient historiens, philosophes, grammairiens, lettrés … et fonctionnaires coloniaux !

Le livre révélé, le Coran, a longtemps rassuré par sa grande homogénéité, frappante par rapport à la Bible ou aux textes fondateurs du christianisme. On y a vu l’indice d’une véracité historique à la continuité sans faille. Mais aujourd’hui, des spécialistes parmi lesquels François Deroche, de l’Ecole pratique des hautes études, ou Alfred Louis de Prémare, de l’université d’Aix-en-Provence, pensent que sous sa forme actuelle il aurait été mis par écrit bien plus tardivement que ne l’annonce la tradition musulmane. Voire qu’il aurait été “lissé, harmonisé”, non lors d’une simple réforme orthographique, mais dans une logique de constitution d’empire, comme le soutient Jacqueline Chabbi: “Ce n’est qu’avec l’empire des Omeyyades (661-750) que la religion de Mahomet a basculé dans un autre monde dans lequel l’écriture est devenue prédominante. Le Coran a alors été mis par écrit, certainement à partir de fragments d’oralité conservés dans les mémoires. Dans les siècles suivants, la tradition islamique a couvert d’un luxe de détails les origines de l’islam et reconstitué un passé … fictif !”

Pour retrouver le Mahomet réel, celui du monde tribal de l’Arabie intérieure, Jacqueline Chabbi a oeuvré à la manière d’un restaurateur qui gratte peintures et vernis d’une toile pour en retrouver les couleurs d’origines. Une approche novatrice à mille lieues des biographies écrites jusqu’alors par ailleurs tout à fait respectables. André Caquot du Collège de France la juge “saine” : ” ni irrévérencieuse ni dogmatique. L’islam, la plus historique peut-être des grandes religions, ne saurait être une terre interdite à l’histoire des religions”. Même si les théologiens musulmans restent majoritairement rétifs à la critique historique, contrairement aux théologiens juifs et chrétiens, soumis depuis des siècles (et bien malgré eux) à la question des rationalistes.

Les preuves archéologiques faisant défaut, Jacqueline Chabbi a tenté une “lecture du paysage”. Mais à quoi ressemblait en l’an 610, à l’heure de la révélation de Dieu à Mahomet cette Arabie désertique, tribale, païenne, qui deviendra plus tard le centre de l’arc vert (couleur de l’islam) allant du Maghreb à l’Indonésie ? A un monde de bédouins pragmatiques, juge l’auteur qui s’est intéressée à la vie des derniers grands nomades qui, s’ils se déplacent désormais en 4×4 plutôt qu’à chameau, restent héritiers d’une tradition séculaire.

Elle s’est également penchée sur les institutions, les pratiques religieuses, culturelles, sociales, politiques de la société arabique de l’époque de Mahomet, telles qu’elles se profilent dans les écrits contemporains ou postérieurs. Et non telles qu’elles ont été voilées par la suite. Elle est retournée aux sources, s’appuyant sur une base de textes arabes qu’elle a patiemment décortiqués au niveau de la langue. Le résultat révèle un chef d’hommes, un prophète inspiré doublé d’un politique qui n’aurait jamais réellement rompu avec ses origines tribales.

Alors, qui était le vrai Mahomet ? Une figure singulière, qui a essayé de faire bouger les choses, selon la chercheuse. Son nom signifiant “le loué fils de l’esclave d’Allah”, semble trop beau à de nombreux historiens. En revanche son existence est aujourd’hui majoritairement admise. “Il s’est passé quelque-chose entre La Mecque et Médine au début du VII° siècle. Lorsque les tribus arabes font irruption hors des limites de leur habitat traditionnel, vers 632, l’islam est né.” Selon la tradition, Mahomet est déjà mort. Nulle mention n’en est donc faite dans les chroniques des pays et empires qui passeront peu à peu sous la férule des musulmans. Selon cette même tradition, qui fixe toutes les dates, Mahomet est banni par sa tribu, les Qurachites, qui le pensent possédé par les “Djinns”. “Il est probable que cet homme, qui prêchait pour un dieu unique tel qu’il existait déjà chez les juifs et les chrétiens, souhaitait rétablir des valeurs de solidarité dans sa tribu, dont certains membres s’étaient trop enrichis” analyse Jacqueline Chabbi.

Mahomet trouve refuge à Médine, vraisemblablement chez un clan apparenté. Là, brûlant d’être reconnu, il entre en politique. Il monte une confédération tribale sur un modèle traditionnel, proposant aux tribus sédentaires et nomades de passer une alliance avec son dieu.

L‘islam de Mahomet, ou proto-islam, ne peut être compris en dehors de la croyance au “seigneur des tribus”. Les nomades croient à un “Seigneur” (“rabb”), une puissance (masculine ou féminine) de protection et de recours, liée à un territoire tribal et y possédant un lieu de résidence (“bayt”). Le plus souvent des pierres sacrées ou bétyles telle la pierre noire scellée à la Mecque, un objet de culte datant sans doute de l’époque de Mahomet. Le prophète multiplie les razzias avec un tel succès que l’alliance fructueuse avec son dieu lui attire bien des “conversions”. C’est vraisemblablement au cours d’un conflit avec les juifs de Médine qu’il s’approprie la figure d’Abraham. Les juifs, vécus comme des rivaux monothéistes, sont alors traités comme des déviants, ayant perdu le sens de la parole originelle de Dieu, et ils seront persécutés. Plus tard, bien plus tard, les Musulmans feront même de Mahomet le descendant charnel d’Abraham… ce qui est d’ailleurs toujours enseigné dans certains ouvrages de vulgarisation, comme le Dictionnaire encyclopédique de l’islam (Bordas ! ). Loin d’être le révolutionnaire décrit par la tradition, Mahomet apparaît donc comme un homme très en prise avec son milieu originel.

Pour comprendre la profondeur du décalage et la gravité de la rupture entre l’âge tribal de “l’islam de Mahomet” et les sociétés islamisées par la suite, rappelons que la notion de musulman n’est parvenue à se séparer de sa composante ethnique arabe qu’à partir du milieu du VIII° siècle, avec l’accession de la famille abbasside au califat. Ces oncles de Mahomet sont les premiers à proposer une société “égalitaire”, mettant sur le même pied toutes les populations qui la composent. Ils effacent les privilèges des tribus et leur code complexe de relations parentales. Auparavant, la conversion était d’abord sociale, pas religieuse. Le converti (persan, sémite du Nord, chrétien, juif, compte ou berbère) devait solliciter son entrée dans une famille arabe. Encore recevait-il seulement le statut peu glorieux de mawla ou “esclave affranchi”. Les Arabes respectant les religions locales comme le fonctionnariat et l’économie des pays conquis, ont d’ailleurs longtemps retardé toute conversion.

Ce qui me fait dire qu’il n’y a pas eu à proprement parlé de ‘guerre sainte’ menée par Mahomet. il est urgent de faire de l’histoire, surtout dans le contexte actuel”. Car la vision de l’islam wahhabite qui tente de s’imposer aujourd’hui n’a rien à voir ni avec l’islam traditionnel tel qu’il s’est construit au cours des siècles ni a fortiori, avec le véritable islam des origines. C’est le manque de recul historique d’une certaine jeunesse musulmane qui a permis l’émergence de cette caricature de Mahomet telle que le dépeignent les islamistes. Le refus de faire de l’histoire est devenu un problème politique et idéologique. “Il y a de la part de certains musulmans, un investissement sur le passé comme compensation aux frustrations du présent.

Toutes les civilisations brodent sur leur histoire. Mais dans le monde arabe moderne, cela s’est exacerbé ces dernières années. C’est ainsi que l’on voit des jeunes qui prêchent un retour à un islam qui n’a jamais existé, ou qui croient vivre comme a vécu le prophète, un homme dont la vie est finalement une succession de légendes !” Sur le plan historique, c’est une absurdité. Sur le plan politique, cela aboutit à un fanatisme dramatique.

L’âge tribal de l’islam


Les rituels parmi les plus symboliques de l’islam conservent les traces de la culture tribale où il a vu le jour. Le pèlerinage à la Mecque réunit ainsi deux rituels appartenant à deux mondes spacialement et socialement différents, celui des semi citadins de la ville et celui des pasteurs nomades des environs. Le pèlerinage primitif était vraisemblablement un rituel de demande de pluie pratiqué par les Bédouins après le déclin des grandes chaleurs de l’été dans la haute plaine de l’Arafât, à l’est du territoire mecquois. La visite à la Kaaba, le bâtiment où est scellée la fameuse pierre noire, se déroulait indépendamment, au printemps et donnait également lieu à des sacrifices aujourd’hui disparus. C’est peu avant de mourir que Mahomet aurait regroupé les deux comme pour réunir -politiquement- sous une seule bannière les Bédouins, les gens des oasis et les caravaniers, toute catégorie de population qu’il dominait.

De même l’actuel sacrifice du mouton qui clôt le pèlerinage musulman, censé commémorer le sacrifice d’Abraham, correspond en fait à une pratique proche-orientale qui ne s’est vraisemblablement imposée qu’après la conversion des populations concernées. Les Arabes d’Arabie sacrifiaient des chameaux ! Quant au lien abrahamique du sacrifice et du pèlerinage, il est ignoré par le Coran. Le fait que la tradition dite prophétique, le hadith, corrobore la croyance postérieure qui “abrahamise” le sacrifice n’a guère de sens pour les historiens. Ce corpus réputé “prophétique” ne peut être mis sur le même plan que le Coran qui présente des indices d’ancienneté bien supérieurs.



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