21 janvier 2025
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Cannes : triomphe du (faux) témoignage, effacement du cinéma (archives)

” (…) L’âge d’or de Hollywood, dans les années 30 et 40, fut dû en grande partie à un afflux de talents venus d’Europe, qui fuyaient le communisme ou le fascisme.Le critique new-yorkais Dave Kehr, membre du comité de sélection du New York Film Festival, organisé par le Lincoln Center, partage un point de vue similaire. Selon lui, la vitalité du cinéma asiatique s’explique par la résistance que ces pays opposent à la dérision post-moderne et au second degré: «Ils prennent au sérieux les histoires qu’ils racontent et les genres qu’ils explorent alors que l’Occident ne croit plus aux vieilles formules mais ne réussit pas à en proposer d’autres.»

Joan Dupont est journaliste à International Herald Tribune, et elle cite Todd McCarthy, un critique réputé de Variety qualifiant “Elephant”, le tenant de la palme d’or, comme “un exercice de style gratuit qui n’apporte aucun éclaircissement sur le drame de Columbine, ce qui implique son inutilité au mieux, son irresponsabilité au pire” ( “To make a film about something like the Columbine student shootings incident and provide no insight or enlightenment would seem to be pointless at best and irresponsible at worst, and that is what Gus Van Sant has done.”).

Pourquoi une telle réaction ? Et pourquoi parle-t-elle plus haut de “dérision postmoderne ” dont The Brown Bunny (que Télérama a “aimé”) est l’exemple récent ? Et que cherchait Patrice Chéreau à récompenser, à deux reprises, Elephant (avec le prix de la mise en scène) ? Chéreau a récompensé un film qui imagine seulement faire un constat, mais, en sourdine, entre les lignes, montre du doigt les USA qui, tels qu’ils sont aujourd’hui, deviennent la cause même, la gachette réelle. Si en effet ce film, aux dires des critiques, américains, cités plus haut n’apporte aucun “éclaircissement” sur ce drame, américain, s’il met en scène ce drame comme s’il surgissait de nulle part, au sens fort, c’est peut-être par qu’il désigne ce nulle part comme étant les USA, qui prendraient corps comme catastrophe pour la terre entière. Strophe, les USA, apostrophant le réel atrophié comme cataclysme.

Elephant filmant pour ainsi dire la rencontre de boeings (les lycéens) fracassant les Twins (leur propre lycée), laissant ainsi entendre, par réverbération implicite, (dans le silence des soupirs chevauchant les lignes à haute tension symboliques qui trament les villes modernes), que “la” cause gît et agît dans ce qui rend possible l’impossible: l’existence même des Twins ce symbole à dépenser comme le dirait Baudrillard ou Derrida.

Les islamistes étant au fond pour ces derniers les élèves du monde, ivres d’un refus de dérision et, en même temps, son expression littérale qui vient (s’) exploser comme une bulle de (gum) plastique à la face du réel mis sous miroir, celui de la consommation de leurs propres reflets embellis. Les lycéens américains auraient alors agi par procuration, tout comme les islamistes, ou les altermondialistes et les grévistes français d’aujourd’hui: ils briseraient le miroir qui se joue de leur reflet. Mais nos exégètes oublient de dire que nos corps y sont également projetés, que la civilisation démocratique se fragilise (Athènes se meurt), que plus le Nord voit ses bases sapées, plus le Sud voit pulluler les micro-dictatures et les ploutocraties, tandis que la vie en commun disparaît en même temps dans le même fracas de sa diffraction. Voilà pourquoi Chéreau a signé, deux fois, pour Elephant.

Non pas parce que ce film chercherait à comprendre que ce genre de crimes juvéniles en série s’effectuent plutôt aux USA, mais parce que ce film montre du doigt l’impure, celle dont tout le mal provient : l’Amérique des Twins. Le Système. La Matrice. Sans se demander si ses maux que l’on croit spécifique (tel le phénomène des gangs d’ados) ne signifient pas en fait qu’ils ont, peut-être, et seulement, dix à vingt ans d’avance avant de venir s’échouer aux pieds étonnés de l’Europe si donneuse de leçons (l’Allemagne a récemment connu ce genre de phénomène pourtant). Ce qui impliquerait de chercher d’autres sortes d’explications (peut-être dans l’absence de limites : où se trouve le réel lorsque les adultes en viennent à nier les contraintes, les stades, les interdits). Mais ce serait trop demander. Surtout pour quelqu’un comme Chéreau (ou comme Baudrillard/Derrida) qui exprime bien ce paradoxe de plus en plus schizophrène : comment dénoncer une catastrophe que l’on entretient et même envenime…

Car telle est cette espèce de contradiction posée précisément comme ce qu’il faut atteindre : dénoncer par torrents certains maux tout en faisant en sorte de les aggraver puisqu’au lieu de créer des explications qui pourraient servir à les comprendre et, de là, à les limiter, ces maux, -(dont certains sont coextensifs à l’humanité même, leur forme seule différant selon les circonstances, voilà ce que dit, peut-être, Dogville de Lars Van Triers)-, sont plutôt mis en scène, voire proposés comme outils de destruction du monde moderne en mettant en cause cette capacité même à nous permettre de choisir les liens internes et externes d’appartenance. Si en effet je suis libre pourquoi ne pas l’être jusqu’au bout en la refusant ? Puisque celle que l’on connaît empêche de tuer, aiguise le sens moral, mais en même temps permet d’abuser d’autrui.

Conclusion ? Tuons-la puisqu’elle n’est pas univoque, pure et parfaite ! allions-nous à ses pires ennemis (traitons de racistes ceux qui s’opposent au port du voile à l’école publique…). Sauf que l’on oublie de signaler que ce faisant la liberté disparaît parce qu’elle n’est pas programmée dans son contenu et qu’elle nécessite donc un combat permanent. Comment s’étonner dans ces conditions que cette façon de réduire la modernité à ses râtés et de confondre liberté et nihilisme n’alimentent pas la haine de ceux qui sont bien contents de pouvoir la mettre encore plus à mal tant celle-ci remet en cause leur pouvoir sur des populations désireuses elles-aussi de choisir la forme de leur propre vie. Comme les femmes. Chéreau participe de cette alliance entre ultragauchisme et intégrisme puisqu’il ne fait qu’ envenimer les choses par ses explications erronées et provocatrices sur le mal ultime que seraient, en eux-mêmes les USA (qui devraient se dissoudre en même temps que le G8…).

On peut en effet élargir toute cette problématique à l’esthétisme ambiant qui sombre dans un hyperréalisme de la névrose ou des courbures charnelles trop charnelles, lorsqu’il ne tourne pas dans le social exotique, tout en dégoulinant de cette fausse pédagogie expliquant que ce serait plutôt la liberté, au fond, qui est nuisible puisqu’elle n’empêche rien et en même temps sanctionne, empêche, par exemple d’interdire l’interdit, de réduire le privé au fait que tout y serait permis et de réduire le public à l’ordre, où tout serait sous contrôle. Pis, la liberté articulerait affinement et développement en établissant une opposition irréductible entre ce qui les favorise et ce qui les combat. Ce qui est inadmissible pour la nouvelle norme à la mode qui fait justement le lit des extrémismes lorsqu’ils combattent la liberté en la confondant avec la licence, citant ceux-là mêmes qui exigent cette confusion tout en interdisant que l’on conteste ce choix, hurlant au loup le 21 avril, faisant tout pour qu’il vienne le reste de l’année.

Exit donc le cinéma qui pourrait en parler, bienvenue au (faux) témoignage qui se complaît dans le descriptif sans éclat, tout en s’entourant d’éclats sans autre raison que de continuer à détruire, tout en remplissant le tiroir-caisse comme les autres (ainsi le cinéma français s’exporte bien). Le cinéma, en Occident, n’est pas mort en tant qu’art parce qu’il aurait été uniquement tué par la recherche, effreinée, de fonds lorsqu’il est devenu industrie, mais bien par manque de fond. Celui que Chéreau incarne par excellence. En fait il ne pouvait pas récompenser Dogville, encore moins le comprendre, parce que ce dernier film cesse de se demander si l’oeuf précède la poule, si l’homme est seulement le produit de son environnement, s’il n’y a pas aussi à voir du côté de leur intrication qui se démêle plutôt qu’elle ne se tranche comme le croyait Alexandre.

juillet 2004

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