Le peuplement du monde iranien présente une grande complexité du fait de l’assimilation du nord du pays par les Turcs seldjoukides à partir du XIIIème siècle. L’Iran est constitué d’un noyau perse (51%), englobé d’une couronne de minorités nationales aux tendances centrifuges plus ou moins prononcées(1) . C’est ainsi que la minorité azérie (25%) du nord du pays (Azerbaïdjan iranien) constitue un bloc compact de sept à huit millions d’habitants d’origine touranienne, très lié à l’ancienne république soviétique d’Azerbaïdjan dont l’irrédentisme suscite méfiance et colère chez les dirigeants de Téhéran. Au sud du pays, dans le Khouzestân, vit une minorité arabophone (5%), extension du sud du bassin mésopotamien (irakien). A l’est, on retrouve une population baloutche, originaire du Baloutchistan pakistanais. Enfin, l’Iran compte des Kurdes, dans la zone frontalière avec la Turquie et l’Irak, des tribus importantes ainsi que des bahaïs, des Arméniens, des Assyriens chrétiens et quelques 80 000 Juifs(2) .
Sur le plan religieux, si l’islam chiite est la religion majoritaire et officielle de la République islamique, y compris chez les Azéris turcophones, les Kurdes et les Turkmènes sont sunnites. Sur le plan linguistique, outre le persan (ou le farsi), la langue dominante et officielle, le turc et le kurde soranî (méridional), de nombreux dialectes sont parlés par les différents groupes nomades ou semi-nomades du pays, dans lesquels se mêlent le turc, le persan (ou fârsî) et l’arabe, témoignant une fois de plus des interactions culturelles profondes qui définissent l’ensemble moyen-oriental.
Tous ces éléments de l’histoire iranienne contribuent à lui donner des ambitions de puissance régionale. D’autre part, la situation géographique de l’Iran fait de l’islam le ciment de sa cohésion nationale. En effet, avant la Révolution islamique de 1979, la politique traditionnelle de l’Iran avait déjà une dimension chiite. Cette dimension se manifestait très souvent par des ingérences dans les affaires de ses voisins. Bien avant 1979, Téhéran n’avait cessé de revendiquer l’émirat arabe de Bahreïn, à majorité chiite (70%) mais gouverné par la minorité sunnite, en développant le thème de l’iranité des chiites de Bahreïn, iranité qui remonterait à l’époque où la dynastie colonisait l’autre rive du Golfe(3) . En sont temps, le Shah Reza Pahlavi, dernier monarque d’Iran, avait pesé de tout son poids pour empêcher Bahreïn de rejoindre la Fédération des Emirats arabes unis(4) . De la même façon, les conflits continuels entre Téhéran et Bagdad, depuis la création de l’Etat irakien en 1920, manifestaient la volonté des Iraniens de préserver leur droit à se rendre en pèlerinage sur les tombeaux des Imams et à protéger les minorités iraniennes établies en Mésopotamie depuis plusieurs siècles, mais aussi à garantir aux chiites irakiens un respect des droits que le pouvoir de Bagdad ne leur avait pas toujours accordé.
Si Téhéran a toujours eu une sensibilité chiite, l’Iran de Khomeyni se veut le leader mondial de la Révolution islamique, au nom d’un « panchiisme » qui a pour objectif non seulement de coordonner les communautés chiites, mais de restaurer l’islam chiite au sein du monde musulman dans une perspective d’islamisation générale du monde. La Révolution islamique a ainsi révolutionné avec elle la politique étrangère iranienne.
Cette capacité d’influence, réelle ou supposée, de l’Iran sur le monde musulman, via une interprétation politique révolutionnaire du chiisme, peut se comprendre par l’histoire de ce courant au Moyen-Orient. Exclus de la succession du prophète de l’Islam, les descendants de l’imam Ali, gendre de Mahomet, ont toujours été marginalisés. La domination sunnite a contraint les chiites à se soumettre au pouvoir califal, quitte à se réfugier dans de minuscules enclaves montagneuses : les druzes et les alaouites au Liban et en Syrie, les zaydites sur les montagnes du Yémen. Cet isolement n’a fait que renforcer la doctrine religieuse du chiisme. La théorie de l’imam caché, l’imam zaman, attendu à la fin des temps pour délivrer tous les déshérités de la planète, agit comme référent symbolique contre le monde des dominants, assimilé au monde sunnite, mais également plus tard à l’Occident judéo-chrétien. Ce messianisme a pu être facilement relié à une vision prophétique d’une défense des déshérités contre les tyrans, et être réinvesti en Iran, par le moyen de la Révolution islamique, comme une alternative au communisme, alors que le bloc communiste s’érodait sérieusement.
Ainsi, le discours des ayatollahs s’adresse encore aujourd’hui essentiellement aux déshérités, les mostaz’afin, mobilisant d’abord les foules peu politisées. Le régime iranien est toujours influencé par les idées du défunt orateur Ali Chariati qui avait une position radicalement tiers-mondiste et pour qui seul l’ « humanisme musulman » pouvait sauver l’identité perse, mais aussi celle des autres victimes de la colonisation croisée, du capitalisme impérialiste et du communisme athée. Il visait ainsi l’indépendance politique et économique, mais aussi la régénérescence de l’identité musulmane que l’Occident et le communisme auraient subvertie. Comme Chariati et Khomeyni, l’actuel président iranien Mahmoud Ahmadinejad s’appuie sur des discours simples, compris de tous, transmis par radio, reproduits sur cassettes, entendus jusqu’au fin fond du pays. Le clergé contrôle les médias et exerce un monopole de la parole lui permettant d’écarter intellectuels et politiques.
De plus, depuis la Révolution de 1979, le régime islamique iranien a su se servir des symboles du chiisme, comme les martyrs, afin de servir sa cause, et plus particulièrement au cours sa guerre contre l’Irak. En effet, les bassidjis étaient des combattants d’une organisation créée juste après la Révolution, partie intégrante de l’armée et forte d’un demi-million de jeunes, envoyés sur le front dès l’âge de douze ans et qui y périssaient dans la « tradition des martyrs chiites » ! Il n’y a rien d’étonnant au fait que la milice chiite libanaise Hezbollah contrôlée par Téhéran ait recruté plus de 2 000 enfants âgés entre dix et quinze ans pour former des milices armées, une attitude largement désapprouvée par l’opinion publique arabe.
En fin de compte, il s’avère aisément que le discours des ayatollahs de Téhéran n’est qu’une simple rhétorique, une surenchère qui masque une politique traditionnelle d’influence régionale. Ainsi l’Azerbaïdjan peut-il être dominé depuis des siècles par les chiites azéris. Mais, dans son bras de fer avec l’Arménie chrétienne, c’est cette dernière que Téhéran soutient, aux côtés de Moscou, pour faire face aux tentations irrédentistes des Azéris dans la province azérie du nord de l’Iran. Ainsi la minorité chiite hazara d’Afghanistan (25%) est-elle soumise depuis des décennies au joug de la majorité sunnite rigoriste des Pachtounes dans l’indifférence totale des Iraniens qui ne leur ont jamais fourni assez d’armes ni de matériel pour constituer une vraie force politique dans ce pays. A l’inverse, dans les Territoires palestiniens, vides de chiites, l’Iran est en train de devenir le champion de la cause palestinienne et le principal soutien des groupes terroristes du Hamas et du Djihad islamique, pourtant très proches, tous les deux des mouvances intégristes sunnites.
L’objectif premier de la diplomatie iranienne est de maintenir la puissance régionale de l’Iran et, pour cela, de tenir à distance ses rivaux traditionnels : la puissance turque, avec laquelle il se trouve en position de rivalité dans le Caucase, et par l’Arabie saoudite dont la rivalité dans le golfe Persique est aggravée par le clivage durable entre le sunnisme dur des wahhabites et le chiisme orthodoxe des Iraniens. A cela s’ajoutent, pour les dirigeants de Téhéran, d’autres « menaces », comme celle du Pakistan avec lequel l’Iran se trouve en concurrence en Afghanistan et en Asie centrale. La détérioration des relations avec le Pakistan est depuis dix ans un facteur majeur de réaménagement des relations régionales. De ce point de vue, le rapprochement irano-indien est un indice majeur de la politique de contre-encerclement de Téhéran, dont la compose anti-pakistanaise semble se durcir . De manière générale, les trois puissances sunnites évoquées – turque, saoudienne et pakistanaise – sont perçues comme des agents de l’impérialisme américains qui réservent un sort fort peu enviable aux chiites.
Pour les dirigeants iraniens, les communautés chiites du Moyen-Orient sont au service du chiisme – du vrai islam. Et comme l’Iran est le leader de la Révolution islamique (chiite), ces communautés doivent être à son service.
Notes
(1)François Thual, Abrégé géopolitique du Golfe, Ellipses, Paris, 1995.
(2)Moïse Rahmani, Sous le joug du Croissant, (préface LSA Oulahbib), Ed. de l’Institut Sépharade Européen, Bruxelles, 2004.
(3)Même si des études sérieuses démontrent que l’origine de cette population remonte en réalité à l’Etat bouyide, si ce n’est à l’Etat ismaélien des Qarmates au IXème siècles.
(4)L’Iran a fini par renoncer à toute prétention sur la presqu’île de Bahreïn en 1970.