29 mars 2024

Langue de bois et aphasie moderne

 

 

Tous ceux qui ont eu à se pencher sur des copies d’étudiants ou même à répondre à de petites annonces ont eu l’occasion de constater la dégradation de l’expression dans la France d’aujourd’hui. Mais les causes et surtout les conséquences de ce phénomène  ne sont pas vraiment explorées. Et on a tort de ne pas s’inquiéter de la dévastation qui ravage notre langue, bien plus dangereuse à terme que la crise financière des derniers mois ou la marée noire de BP. La langue de bois de l’Etat-providence est plus pernicieuse que la Novlangue communiste évoquée par Orwell, à laquelle elle ressemble. Car la langue de bois communiste était limitée à la sphère officielle, elle laissait relativement intacte la langue naturelle.  Elle était toujours au bord de la parodie, et la distance ironique que les citoyens du monde communiste entretenaient avec elle a souvent nourri une littérature de qualité.

 

Notre langue de bois à nous  est mortellement sérieuse. Et elle est partout : dans les média, à l’école, à l’université, dans le monde politique, dans les organismes européens. Tout chercheur qui souhaite le financement d’un projet  est obligé de le rédiger en langue de bois. Tout directeur s’adressant à ses subordonnés le fait en langue de bois,  et on lui répond dans le même idiome. Manier la langue de bois est une nécessité vitale si l’on veut faire carrière dans notre société.

 

 

Comment en sommes-nous arrivés là ?  Le massacre commence dès les bancs de l’école.  La pédagogie véhiculée par nos calamiteuses sciences de l’éducation repose sur le refus des normes. L’auteur de ces lignes se souvient comment,  jeune agrégée enseignant le russe dans un collège,  elle s’était vu interdire par l’inspection  de faire apprendre les déclinaisons et les conjugaisons aux élèves  — pardon, aux « apprenants »,  de peur de les rebuter.  Les manuels imposés aux professeurs étaient constitués de bandes dessinées débiles  censées être à la portée des enfants.  Bien entendu, sans explication grammaticale aucun progrès n’était possible.  Seule la répétition mécanique des phrases laconiques enfermées dans les bulles  étaient demandée aux élèves.  Ceux-ci, découragés de ne pas comprendre,  chahutaient.

 

L’apprentissage de la langue maternelle, comme celui d’une langue étrangère, c’est d’abord l’enseignement de règles.  De la norme grammaticale on passe à l’étude du style,  par la fréquentation de bons auteurs.  La langue se forme par l’imitation  et miser sur la « créativité de l’apprenant », se mettre en tête de « faire produire à l'élève son propre savoir », comme aiment à le dire les pédagogues, c’est trahir son devoir d’enseignant.

 

Or notre société est pénétrée d’anomie de part en part.  L’idée qu’il faille se soumettre à des règles, voire les inculquer,  suscite une rébellion immédiate.  La transgression commence par l’orthographe que les maîtres n’osent plus imposer (quand ils la connaissent).  L’acceptation par les aînés du travail mal fait  entraîne la démoralisation des jeunes.  Mais ce n’est pas tout.  Imbus de sciences humaines, persuadés que le mot « culture » ne peut s’employer qu’au pluriel,  nos pédagogues haïssent les humanités,  qu’ils s’efforcent de bannir du cursus.  En cela,  leurs efforts sont soutenus par les technocrates qui nous gouvernent.  Ceux-ci sont pressés d’enfermer les jeunes esprits dans le carcan de la spécialisation,  sans comprendre que c’est justement l’enseignement de la culture classique,  notamment du latin et du grec,  qui a donné à la France de grands savants.  On cesse derechef d’enseigner les belles-lettres,  remplacées par l’ânonnement d’articles de presse ressassant les lieux communs à la mode,  on renonce à la dissertation remplacée par d’indigentes questions à choix multiple.

 

Faute d’avoir lu de bons livres et d’avoir acquis des notions d’histoire littéraire, nos jeunes n’ont plus la moindre idée de ce qu’est le style.  Ils ne savent pas que la langue devient personnelle quand les normes en sont maîtrisées.  L’ignorance de la grammaire et du style se paye d’une déstructuration de l’intelligence et d’une atrophie de la raison.

 

Toute notre pratique pédagogique repose aussi sur le refus du jugement,  entraîné par la passion égalitaire poussée ad absurdum.  Comment peut-on affirmer qu’une chose soit meilleure ou plus belle qu’une autre  – cela reviendrait à reconnaître que le Bien et le Mal existent,  tout comme le Beau et le Laid.  Voilà qui ressemble à une odieuse discrimination.  Le parti-pris du « non judgemental »  non seulement détruit la discipline ;  il évide la politique de son contenu en imposant un tabou au concept d’ « ennemi ».  Mais surtout il est paralysant pour l’esprit,  car il bloque des opérations élémentaires de l’intelligence,  telle la comparaison et la distinction, et il contribue grandement à l’étiolement de la parole dont souffre notre société.

 

Les enfants qui sortent de nos écoles  sont à demi-aphasiques. Ils ne savent pas utiliser de phrases construites, ils ignorent les subordonnées, le subjonctif et le conditionnel.

Faute de pouvoir raisonner  grâce au don de la parole,  ils sont dominés par les affects.  Faute de pouvoir s’exprimer  ils s’exhibent,  affichant sur le web  les parties les plus intimes de leur anatomie.  Leur conscience est stroboscopique comme l’écran de télévision qui a remplacé les livres. Leur attention papillonne,  et leur besoin de s’exprimer trouve un exutoire dans les obscénités, les interjections des SMS et le staccato du rap.  Parfois il se traduit par la violence physique.

 

Quelques années plus tard,  ils sont toujours des infirmes de l’expression.  Mais il leur faut faire des études et passer des examens.  C’est alors qu’ils se tournent vers le prêt-à-parler qui imprègne notre de société de haut en bas,  qu’ils puisent dans le préfabriqué verbal qui traîne sur toutes les étagères de nos administrations.  A grand renfort de coupé-collé, ils se mettent à jargonner à l’image de leurs aînés. Bientôt

 

« les questions théoriques et méthodologiques liées à l’approche anthropologique d’objets principalement accessibles à l’analyse par une démarche historienne »

 

n’auront plus de secret pour eux. Ils manieront avec maestria les

 

« différentes stratégies performatives », les « approches croisées» et les « démarches transversales »,

 

sauront doctement énoncer

 

« les conditions sociales et historiques de la production de leur champ disciplinaire ».

 

Ils rédigeront en un clin d’œil une

 

« thématique de recherche sur l'expérience du sujet en situation sociale »,

 

sans oublier

 

« d’examiner ensuite, à partir d’exemples (le corps, le genre et l’identité, la croyance…)  la différence et/ou la complémentarité des hypothèses explicatives propres à chaque discipline et les nouvelles perspectives  qu’ouvre un programme visant à les unir ».

 

Ils multiplieront les « champs d'intervention », accumuleront les «  acquis expérientiels »  grâce à « une écoute sensible ». Ils se garderont de parler de religion tout court  mais évoqueront le « fait religieux »,  voire,  mieux encore,  les « recompositions du champ religieux » .

 

Etudiants en sciences de l’éducation,  ils commenceront par

 

« la définition d’éléments didactiques et pédagogiques permettant de construire des pratiques professionnelles, des dispositifs de formation ou d’élaborer de nouveaux axes de pensées et d’apprentissages »

 

en prévoyant des « actions phare ». Ils constateront que

 

« lire est une activité complexe  qui mobilise des compétences multiples »  car « apprendre à lire met en jeu des composantes diverses et liées  (culturelles, linguistiques, stratégiques, affectives, etc.) ».

 

Ils découvriront que

 

« la question de l’enfance occupe une place paradoxale dans le champ scientifique,  oscillant entre des sciences sociales qui éprouvent de multiples difficultés à analyser des dires et des conduites régis par des univers sémantiques spécifiques,  et des psychologies souvent bien promptes à substantialiser des âges et à accorder diverses significations à toute bribe discursive ou comportementale »,

 

persuadés qu’il faut

 

« aborder cette question des enfances de manière contrastive  en interrogeant les façons dont cette catégorie sociale de l’âge est diversement construite selon des disciplines « scientifiques », selon des variables sociales orientant des devenirs biographiques, et selon des institutions privilégiant spécifiquement certaines normes médicales, sociales et comportementales »,

 

tout en se demandant

 

« comment cette approche empirique de divers contextes et « régimes de subjectivités » questionne des propositions thérapeutiques ».

 

Ils prendront en compte

 

« l'approche comparative de la dimension sexuée des faits sociaux »,

 

sans oublier

 

« le travail personnel de production d’une identité sociale ».

 

Ils se pencheront sur

 

« le paysage linguistique dans les sociétés actuelles selon diverses perspectives en explorant ce concept et en proposant de nouvelles approches théoriques ainsi qu’un retour critique sur les travaux existants. »

 

Enseignants, ils auront à cœur

 

« de mettre chaque élève en posture de curiosité, de réflexion et de construction de ses savoirs »,  

 

en se félicitant de ce que l’on ait

 

« institutionnalisé des dispositifs venus de la base (partenariat, projets, contrat…), en cherchant à établir des liens forts entre l’école et le « territoire » et en menant une action volontariste pour limiter la stigmatisation des populations. »

 

Il leur faudra avoir recours à

 

« communication interpersonnelle (duelle, triadique ou groupale) »,

 

ce qui

 

« fait intervenir à la fois des processus cognitifs, affectifs et inconscients. »

 

Devenus fonctionnaires européens, ils apprendront qu’

 

« avec l'introduction de la gestion par activité, les "activités" deviennent l'élément central de la gestion. C'est par rapport à ces activités que les priorités sont fixées, les objectifs définis, les ressources allouées et gérées et les résultats suivis et communiqués ».

 

Mettant à profit la « dynamique de réseau », ils favoriseront

 

« le développement des structures et modalités de dialogue importantes avec la société civile, afin d'impliquer les différents acteurs dans la définition et la mise en oeuvre des politiques ».

 

Ils sauront « se positionner à l’égard de la biodiversité ». Ils visiteront

 

« un site d'information collaboratif dédié à la mobilité des jeunes qui souhaitent échanger, dialoguer sur leurs expériences européennes »,

 

contribueront à la mise en place

 

« d’un cadre structuré pour recueillir des informations en retour sur l'application des normes ».

 

Adeptes des énergies renouvelables, ils se familiariseront avec les

 

« les 9 défis-clés issus de l'architecture de la stratégie européenne de développement durable , ainsi que le même jeu d'indicateurs "phares" d'État. »

 

Voilà le galimatias qui prolifère urbi et orbi, nous mangeant l’oxygène et la lumière, telle une maléfique algue verte.

 

Déconnectée du sens et de la vérité, coupée de la métaphore, aux antipodes du goût, cette langue de bois prétentieuse oscille entre la tautologie, le truisme et l’absurde. Elle inonde tout.

Notre société étant devenue allergique au travail individuel, la manie universelle est de forcer chacun dans une équipe, elle-même intégrée dans quelque super-organisme au nom barbare figuré par des initiales. Il en résulte une réunionnite chronique, où les échanges se font exclusivement en langue de bois. Au sein de ces équipes la vie de l’esprit s’éteint, seules la volonté de pouvoir, l’idéologie et la vanité s’étalent, car la langue de bois ne peut servir de véhicule qu’à ces passions, et non à celles du Beau et du Vrai.

 

Ces kolkhozes intellectuels engendrés par notre bureaucratie galopante rappellent les instituts décrits par A. Zinoviev dans Les Hauteurs béantes : mêmes intrigues, même charlatanisme, même simulacre d’activités, même stérilité – et même langue de bois, la lucidité en moins.

L’idiome dont nous avons donné plus haut quelques échantillons pris au hasard n’est pas celui de citoyens libres. C’est le babillage infantile des nourrissons de l’Etat-providence qui ne savent signifier que leur dépendance à l’égard du collectif et leur désir d’être entretenus par lui.

La ventriloquie ambiante nous accoutume au non-sens et nous désapprend le bon sens : d’où les grandes peurs irraisonnées qui s’emparent de nos sociétés, grippe porcine, réchauffement climatique, etc…

 

L’érosion du langage accompagne la déperdition de liberté dont nous souffrons tous obscurément sans parvenir à en diagnostiquer les causes ni même en localiser les symptômes.

L’auteur de ces lignes qui a longtemps séjourné dans l’URSS brejnévienne revit dans la France d’aujourd’hui des émotions similaires :  le sentiment de solitude dans une société en perte d’humanité,  le bonheur soudain et poignant quand on rencontre sur sa route un esprit libre,  un cœur courageux,  une âme honnête,  que l’on devine à demi-mot, à une pointe d’humour cachée au coin d’une phrase,  à une petite remarque lancée comme un signal discret.  Mais que ces moments sont rares !

 

La destruction du langage se fait à la fois par le haut,  où s’impose le jargon des « sciences humaines », et par le bas, où triomphe l’idiome des banlieues.

 

Et c’est justement le règne incontesté de la langue de bois  qui favorise l’expansion de ce dernier bien au-delà des couches sociales où il se forme.  La langue de bois des sciences humaines et les éructations des « jeunes »  sont le symptôme d’un même mal : la destruction de la parole et la disparition de la capacité de s’exprimer de manière articulée.  Le pendant de la novlangue bureaucratique est la grossièreté et l’obscénité ;  à force de jargonner nous donnons naissance à une société de brutes.

 

L’aphasie et l’inculture imposées par notre système éducatif  ont des conséquences incalculables. Elles détruisent la famille  car les couples se défont faute de pouvoir exprimer ce qu’ils éprouvent : n’oublions pas que notre littérature classique  est avant tout une éducation sentimentale.

Elle sape l’ordre social  car elle fait disparaître la médiation entre les individus qu’est le discours articulé,  celui qui s’adresse à la raison  et non aux bas instincts de la foule.

Notre société d’aphasiques jargonnants risque de se transformer en un ramassis de déviants et d’assassins structuré par le rapport de forces nu. Les survivants d’un autre âge s’enfermeront chez eux et reliront l’Odyssée.

 

Françoise Thom

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