Martin Buber cite l’anecdote suivante au sujet de Max Nordau, penseur sioniste et successeur de Herzl à la tête de l’OSM : «On rapporte que lorsque Max Nordau avait appris, pour la première fois la présence en Palestine d’une population arabe, il s’était précipité chez Herzl, affolé : «Je ne le savais pas ! Si cela est vrai, nous commettons une grave injustice ! (1) ».
En réalité, les théoriciens du sionisme politique, y compris son fondateur Herzl, n’avaient jamais totalement occulté la question des Arabes résidant en Eretz-Israël, même si certains s’étaient bercés d’illusions quant à la réaction des habitants arabes face au renforcement de la présence juive et à ses conséquences.
S’il est vrai que la question arabe passait au second plan aux yeux de plusieurs penseurs et dirigeants sionistes, notamment ceux de l’aile gauche du mouvement, c’est parce qu’elle était selon eux destinée à se résoudre d’elle-même au sein du futur foyer national juif, en raison des bienfaits économiques apportés par le sionisme à tous les habitants, sans distinction ethnique ou religieuse, ou en raison du caractère secondaire de la question nationale par rapport à celle de la lutte des classes (argument marxiste repris par plusieurs théoriciens du sionisme socialiste).
Celui qui se montra le plus lucide sur la question arabe et sur l’illusion d’une coexistence pacifique fut le dirigeant de l’aile droite du mouvement sioniste, Zeev Jabotinsky. Dans un article fameux, publié en 1923 dans le journal russe Rassviet sous le titre « La muraille d’acier (Nous et les Arabes) », le fondateur du Betar expose sa conception des rapports entre Juifs et Arabes au sein du futur Etat juif.
Considérant que l’opposition arabe au sionisme est un fait inéluctable, il explique qu’il est vain de croire qu’on pourrait berner les Arabes en faisant miroiter à leurs yeux des avantages matériels : « Ce fantasme infantile de nos ‘Arabophiles’ vient d’une sorte de mépris du peuple arabe, d’un genre de vision infondée de cette race comme d’une populace prête à être corrompue et à vendre sa patrie pour un réseau ferroviaire ». (Cette remarque reste très actuelle, si l’on pense aux conceptions développées par Shimon Peres à l’époque des accords d’Oslo, sur le ‘Nouveau Moyen-Orient’ censé apporter aux Arabes palestiniens comme aux Israéliens la prospérité et la paix éternelle…)
Le constat lucide et désabusé du refus arabe de la coexistence (« On ne peut pas toujours parvenir à la paix par des moyens pacifiques », car cela « ne dépend pas de notre attitude envers les Arabes, mais uniquement de l’attitude des Arabes envers nous et envers le sionisme ») s’accompagne chez Jabotinsky d’une reconnaissance des droits inaliénables de la minorité arabe dans le futur Etat juif (inspiré de ses conceptions très avancées sur le sujet des minorités nationales, défendues dans le cadre du Programme d’Helsingfors en 1906) et d’un refus de l’idée de transfert, défendue par certains auteurs sionistes.
Partant d’un constat similaire – celui du refus arabe de l’immigration juive et de l’instauration d’une majorité juive en Eretz-Israël – les intellectuels juifs allemands réunis autour de Martin Buber aboutirent à une conclusion diamétralement opposée : si les Arabes ne veulent pas d’un Etat juif, alors il faut y renoncer ! C’est ainsi qu’ils se firent les ardents défenseurs de l’idée d’Etat binational, remettant en cause tous les principes fondamentaux du sionisme politique (Etat juif, majorité juive, immigration juive illimitée, etc.).
Chaque éruption de violence arabe au cours des années 1920-1940 renforça leur conviction qu’il fallait apaiser les ennemis du sionisme au lieu de vouloir les vaincre, militairement ou politiquement… Ainsi, au lendemain des pogroms de 1929, Buber expliquait : « Si nous nous étions préparés à vivre en véritable harmonie avec les Arabes, les derniers événements n’auraient pas pu se produire ». Par un mécanisme de pensée pervers, la responsabilité des effusions de sang juif était ainsi imputée aux dirigeants sionistes et aux Juifs, accusés d’être eux-mêmes responsables des victimes et des souffrances juives, selon un procédé rhétorique qui perdure jusqu’à nos jours.
(Extrait d’un livre à paraître prochainement)
(1) Cité dans « Sionisme, textes fondamentaux » de Denis Charbit.