Il ne passe pas en effet un jour sans que l'on tartine à longueur d'articles de la sociologie de bazar à la Azouz Begag pour expliquer par l'exclusion le basculement intégriste alors qu'il s'agit essentiellement d'un refus clair et net de toute modernité, celle-là même qui interdit d'obliger son voisin à faire comme soi-même c'est-à-dire vivre dans le même temps, le même instant, la même pensée, la même prière, le même regard qui regarde le même doigt désignant l'ennemi : la liberté qu'incarne l'Occident en tant qu'Idée et non pas en tant que race.
Voilà l'enjeu.
La réalité hinc et nunc qu'un Huntington avait formidablement bien vu ; si ce n'est qu'il récusait la possibilité que l'universel de la liberté puisse également toucher à terme les autres aires de civilisation comme on le voit avec l'Inde, la Chine, l'Afrique et une grande partie de l'Amérique du Sud. Or, seules les régions sous claire domination du national-islam/isme, qu'il soit d'Etat ou d'obédience chiite, et les régions longtemps dominées par une classe seigneuriale méprisante et une classe intellectuelle au moi marxiste démesuré (comme Cuba mais aussi comme la France) refusent la Modernité, même sous ses nouveaux atours plus respectueux du qualitatif, ce que je nomme la Néomodernité.
Et ils la refusent non pas du fait de ses excès qui en réalité transcendent toute structure historique puisqu'ils illustrent plutôt la faiblesse de la nature humaine devant les attraits du pouvoir de la richesse et du prestige (dernière victime en date, l'actuel président de la Banque Mondiale, Paul Wolfovitch dont le néoconservatisme affiché ne l'a pas empêché de flancher…), ils la refusent parce qu'elle remet en cause précisément l'idée stipulant que l'existence de ces excès serait produit soit par la société soit par le refus de suivre la volonté de Dieu. Pour eux, la nature humaine est bonne en soi ou alors intrinsèquement perverse ou produite par l'environnement. Dans ces conditions, seule une instance suprême, l'Etat, ou alors la Société, ou encore Dieu, solutionnera tous les maux ; c'est basic, simplet, mais c'est ainsi : nous en sommes là lorsque l'on enlève toutes les facéties et autres fioritures des débats ambiants.
Aussi, il existe une sorte de complicité de fait entre eux. Et donc une grande compréhension. C'est en quelque sorte pour viser un mieux compréhensible que ces assassins assassinent, "ils l'ont fait pour nous" s'exclamait Baudrillard en voyant les Twins s'effondrer, ils sont à bout en quelque sorte, c 'est la maladie même du " Système" qui donc s'attaque lui-même comme dans les maladies auto-immunes renchérit Derrida (j'en étudie la prose dans mon livre La philosophie cannibale) ; il y a là une psychosociologie de bas étage produite par des gens qui s'offusquent qu'un Sarkozy avance imprudemment que "la" pédophilie ou "le" suicide serait génétique (mais sans doute "des" pédophiles et "des" suicides peuvent avoir des antécédents héréditaires, c'est à voir à chaque cas…) et qui, pourtant, affichent tout tranquillement des analyses uniquement sociologisantes sur les motivations de tueurs qui officient de plus en plus partout à l'instar des tueurs de l'Ombre Jaune d'Henri Vernes, motivations uniquement construites à base de discrimination et de ressentiment, ce qui est possible pour certains cas, certainement pas pour les donneurs d'ordre, Ben Laden est richissime et certains tueurs ont des bac+5 à foison.
Non. C'est une guerre qui met en échec la grandiloquence de l'analyse post ou néo marxiste stipulant que la cause unique de la révolte serait liée au désir d'améliorer son sort à la manière tocquevillienne lorsque Alexis explique que dans les sociétés démocratiques, la revendication loin de s'éteindre s'accroît dans le toujours plus que François de Closet s'est évertué à analyser ; et nos socio-journaleux du dimanche ont alors projeté cette matrice d'explication sur les poseurs de bombe sans se poser un seul instant la question : et si ces gens ne voulaient pas du tout de ce genre de combat, mais préfèrent suivre leur propre agenda constitué aux alentours de la fin du 19ème siècle et qui stipulent que c'est précisément parce que l'islam s'est bien trop ouvert aux idées de liberté et de raison qu'il se trouve aujourd'hui dominé ?…
Il ne s'agit en effet pas pour eux de se demander à la façon d'un Léo Strauss pourquoi la montée en puissance de la Raison devrait signifier la mise à mort de la Vérité divine. Mais de considérer que l'individu ne doit pas chercher par lui-même en lui-même son propre accès vers ce qui le soutient en profondeur. Certes, la réaction catholique, franque, germanique, a connu ce genre de refus de l'individu, vite confondu avec l'individualisme, celui du plaisir comme seul but, mais il a fallu d'autres ingrédients pour qu'ils se transforment en franquisme, en fascisme, en nazisme : la conjonction entre un scientisme techniciste, l'idée d'une supériorité théologique ou métaphysique à faire partager à tous qu'ils le veuillent ou non, l'idée enfin d'une purification radicale afin de sauver le Peuple puis la Terre. Les précurseurs jacobins et bolcheviks n'étaient pas en reste : en tuant tous ceux qui ne croyaient pas en "la" Révolution…
Et, pourquoi, au nom de quoi, sous le prétexte que l'on ne serait pas issu de cette réaction là, n'aurait-on pas le droit de vouloir s'extraire de cette Histoire pour revenir à une autre celle du supposé âge d'or d'un islam triomphant ? Plus les bombes explosent, tuant d'ailleurs plus de musulmans que d'occidentaux, plus nos conseillers en sociologie de bas étage ne vont pas tenter de répondre à cette question, mais viendront plutôt agiter leur réponse à tout stipulant qu'il faut négocier plus de place : à quoi ? À cet islam précisément qui veut revenir à sa pureté originelle. Et le financement public des mosquées ne l'arrêtera pas comme le croit naïvement Gluksmann, s'il n'y a pas en même temps une critique de cette aspiration là, s'il n'y a pas un droit d'inventaire afin que certains versets liberticides puissent être épurés, si enfin il existe une explication réelle sur le manque de développement de tous ces pays sous domination national-islamique.
Aujourd'hui, les ingrédients sont en place pour que la conjonction entre un enseignement relativiste auréolant le passé d'une richesse culturelle reconstruite avec les fantasmes d'aujourd'hui, des médias véhiculant une soupe idéologique erronée, un désir de domination, les exploits guerriers répertoriés sur vidéo, construisent une alchimie instable aux effets propagateurs ravageurs au sein d'une jeunesse à qui l'on promet la domination mondiale et la soumission des femmes. Le fait de souligner que certains passent à l'acte par illettrisme et misère ne fait qu'effleurer le problème et ne s'attaque qu'à la pointe immergée de l'iceberg.
Combien de temps cette mécompréhension du mal durera ? A mon avis longtemps. On l'a bien vu dans les années 30. Aussi, tant que de nouveaux discours dits par de nouveaux visages et transmis par de nouveaux médias ne verront pas le jour, bref, tant que de nouvelles élites n'émergeront pas avec une toute autre approche, nous ne nous en sortirons pas.
16 avril 2007