Mais consommer dépasse largement l’acte purement économique. C’est aussi l’aboutissement d’un processus de décision émotionnel dans lequel l’imaginaire tient une place importante et, selon certaines recherches récentes, une hormone appelée dopamine. Du déclin de la Santiag à l’obsession du papier WC rose bonbon, au bonnet péruvien, au succès foudroyant des lingettes ou au déclin des cartes de voeux, la consommation est porteuse de sens. A travers ces modes qui contredisent la théorie économique, s’ébauche le portrait de consommateurs plus indifférents au rapport qualité-prix qu’à une réelle convivialité, voire, avancent certains auteurs, à un « supplément d’âme ».
« La société de consommation n’est pas morte, elle change de forme », clame Robert Rochefort, patron du Crédoc (Crioc français). « Le Français, dit-il, est passé par une phase de rassurance : la vogue de l’huile d’olive et des produits du terroir, la consommation-santé, le sport, l’écologie correspondent à cette période de repli sur soi. Puis viendra sans doute l’ère du consommateur-entrepreneur, équipé de son micro-ordinateur et de son téléphone portatif, plus exigeant et plus aventureux. A moins que, aucun nouveau modèle dominant ne parvenant à émerger, plusieurs ne se mettent à coexister durablement. Ce qui serait le signe inquiétant d’une dislocation du lien social ».
Parallèlement, toutes sortes d’instances s’ingénient à parler au nom du consommateur. Test-Achats, l’administration, les industriels, les hommes politiques, les « experts »… Ils prétendent tous le représenter, veiller sur ses intérêts. Mais, du boycottage des grandes marques au refus des OGM et à la consommation éthique, un phénomène plus subtil est à l’oeuvre. Dans la droite ligne de « la fin de la croissance » ou de « la croissance zéro » – idée-force du Club de Rome -, une lame de fond anti-consumériste semble balayer la sphère médiatico-intellectuelle, alimentée sans doute par les adeptes de la croissance négative et autres thuriféraires de Kyoto. La consommation y est décrite comme le Huitième péché capital. L’essentiel de la littérature parue ces derniers mois sur le sujet renvoie à un preux consommateur victime de harcèlements consuméristes de marketers et publicitaires sans scrupule. La publicité serait créatrice de besoins inexistants et aliénatrice des volontés. « Vous n’aimez pas la confiture à la rhubarbe, on va vous la faire aimer ! », clame Frédéric Beigbeder dans « 99 Francs ». Ce best-seller écrit par un homme rompu aux techniques qu’il prétend dénoncer n’est sans doute pas pour rien dans l’idée que la publicité aurait le pouvoir de créer des besoins de toutes pièces au mépris de l’éthique la plus élémentaire.
Symptomatique de cet état d’esprit est la petite brise qui, au printemps 2005, a déposé sur mon porte-document un symposium organisé par l’excellent Institut Emile Vandervelde, centre d’étude du PS. L’enfant – a fortiori l’adolescent – serait, selon les organisateurs, devenu ces dernières décennies non seulement un consommateur, mais plus encore un « prescripteur d’achats ». Non content de peser sur les ventes avec un argent de poche distribué de plus en plus précocement, il serait un agent double visant, au sein de la famille, à influencer le comportement d’achat de ses naïfs géniteurs. Faut-il, demandaient les organisateurs, protéger l’enfant et sa famille de cet « assaut consumériste » ? Dans quelle mesure la puissance publique doit-elle réguler la publicité destinée aux enfants dans l’intérêt de ceux-ci ? Ou faut-il laisser aux familles la responsabilité de se protéger elles-mêmes ? Certes, les enfants sont des proies faciles et leur influence sur la décision finale d’achat est plus forte que par le passé. Mais les professionnels du secteur publicitaire savent à quel point l’impact d’une campagne de publicité sur les ventes peut être anecdotique.
Il ne faudrait pas non plus oublier que les publicitaires font aussi oeuvre utile : permettre la rencontre entre vendeurs et acheteurs, informer ces derniers des dernières nouveautés. De même, consommer n’est pas un péché capital, l’achat de biens de consommation n’est pas forcément frénétique et inutile. Il rencontre aussi, on l’a vu, des besoins authentiques, pas seulement primaires : besoin de reconnaissance, recherche du bien-être ou même du plaisir face à l’aliénation du monde moderne.
A cet égard, la théorie macroéconomique, qui analyse les dépenses de l’ensemble des consommateurs pour tous les biens de consommation à la fois, veut non seulement qu’une croissance de la consommation entraîne une croissance du revenu national mais qu’en outre, il existerait entre les deux des effets multiplicateurs.
On estime majoritairement aux Etats-Unis que « Consumption Drives Growth », autrement dit que la consommation notamment privée – même si c’est loin d’être le seul élément – dope la croissance. En Amérique, la seule progression de 17% des ventes de voitures au détail cette année a entraîné une augmentation du PNB de 0,62%. De même, la croissance de la consommation est la clé de la croissance économique indienne, croit-on bon de penser dans le sous-continent. Le FMI, dans son récent satisfecit à la Belgique, constate que « la consommation privée belge continuera à soutenir la croissance économique ». « Depuis 2001, la contribution de la consommation à la croissance française a toujours été supérieure – et, souvent, de loin – à sa part dans le PIB (54%) », remarque, dans la même veine, la Direction générale française de la concurrence et de la consommation.
Toutefois, il serait malhonnête de ne pas citer d’autres auteurs, pour qui, au contraire, les pays les plus consommateurs sont justement ceux qui produisent le plus. C’est la production qui doperait la consommation et non l’inverse. En réalité, les deux sont liés puisque l’augmentation de production génère de l’emploi, qui se traduit par une hausse globale du pouvoir d’achat et donc par une augmentation partielle de la consommation. Celle-ci fait croître les ventes et donc à terme la production, à moins que le marché ne préfère importer en raison d’une compétitivité trop faible de nos entreprises. Mais, en Occident, dans la mesure où la production est en général excédentaire, on peut raisonnablement affirmer que la consommation est facteur de croissance. Dès lors, l’acte de consommation relèverait presque du civisme, puisque facteur de prospérité et susceptible de faire reculer le chômage.
Ces hypothèses posées, la diabolisation permanente de notre société de consommation prend un sens pernicieux.
Nicolas de Pape est Fellow à l’Atlantis Institute