La « réislamisation » de la société égyptienne, qui débute dans les années 70, se traduit par un double mouvement d’islamisation de la société : par le bas, au moyen des institutions religieuses qui forment la jeunesse égyptienne, et par le haut, sous la pression d’un acteur « nouveau », formé aux institutions d’éducation moderne, qui émerge sur un mode extrêmement visible sur la scène politique. Le militant islamiste a pour objectif explicite le changement de la société égyptienne et des modes d’exercice du pouvoir, par l’action violente ou légale. A la notion de sécularisation, en œuvre dans la société égyptienne de la période post-coloniale, se substitue celle de réislamisation, dont les indicateurs majeurs, selon Yvonne Y. Haddad [1], sont le développement de la littérature islamique, l’intrusion de la religion dans la vie politique, le développement des banques islamiques et l’importance politique des groupes islamiques.
Dès lors, la relation entre l’Etat et la religion en Egypte est souvent perçue comme une immixtion de cette dernière dans le champ du premier. Cette vision méconnaît une partie de la réalité. Il s’agit en fait d’une relation bilatérale qu’il faut plutôt voir sous l’angle d’une lutte d’influence. Contraint de faire des concessions, l’Etat n’est cependant pas en position de soumission vis-à-vis des responsables religieux qu’il s’efforce, de son côté, de maîtriser. Désormais, l’Etat est le principal acteur religieux du pays du Nil.
Islamisation « par le bas » : le clergé contrôlé
Trois grandes institutions du savoir religieux comptent aujourd’hui dans le monde musulman sunnite : en Tunisie, Al-Zitouna est fondée en 734 ; au Maroc, Al-Quarawiyyin est construite en 859 pour devenir une université sous les Almoravides ; en Egypte, Al-Azhar abrite ses premiers cercles de lettrés un peu plus d’un siècle plus tard. Au cours de leur histoire, ces trois centres ont côtoyé les institutions locales de transmission du savoir religieux, les madrasas, au point, parfois, de fusionner avec elles et de remplir alors la mission d’islamisation « par le bas » de la société qu’assuraient ces dernières.
Le prestige d’Al-Azhar dans le monde musulman sunnite se rattache à sa pérennité, à sa position centrale, mais surtout au rapport étroit qu’entretient cette institution religieuse, depuis sa naissance, avec le pouvoir politique. Al-Azhar est en effet né de la volonté de propagande des Fatimides au Xème siècle [2] : le pouvoir imposait une religion officielle, institutionnelle, un corps de spécialistes du savoir religieux, chargé de dire le légitime et de le transmettre par leur enseignements au sein d’Al-Azhar, conçu alors comme le lieu de défense du chiisme. L’histoire de l’institution, qui retourne au sunnisme sous les Ayyubides [3], retrace la suite des enjeux politiques auxquels sont mêlés les hommes de religion. A partir du règne du sultan Baybars, Al-Azhar est un lieu de culte et d’enseignement soumis à la direction des sultans, qui détiennent le pouvoir sur toutes les mosquées. La fonction de “Cheikh d’Al-Azhar” apparaît vers la fin du XVIIème siècle, mais ce n’est qu’au début du siècle suivant que des règles précises sont établies pour régir son mode de sélection. L’arrivée au pouvoir de Méhémet-Ali, en 1805, fait de la nomination du Cheikh d’Al-Azhar une prérogative directe du pouvoir politique. Le souverain demande parfois aux oulémas de nommer leur propre représentant, mais se réserve le droit de contrôle sur l’institution et joue des conflits d’intérêt qui opposent les oulémas.
Cette stratégie de domination de l’institution religieuse est encore accentuée par les réformes nassériennes qui font du alem [4] un fonctionnaire de l’Etat qui ne tire plus ses ressources économiques des revenus des waqfs, ou fondations pieuses, mais du budget que lui alloue le pouvoir. La réforme de 1961 aboutit concrètement à rendre les oulémas totalement dépendants de l’Etat. L’intervention étatique va plus loin encore. Faute de désenchanter complètement le monde des oulémas – en refusant de fondre Al-Azhar dans l’université moderne – Nasser leur demande d’enchanter celui qu’il informe lui-même dans le régime de la thawra [5], et les définit par là même comme les spécialistes du discours religieux. Soutenus par la manne financière arabe, les docteurs de la loi islamique tentent alors de réagir à l’enfermement dont ils sont victimes, en théorisant l’intégration de l’Etat dans l’ensemble plus vaste de la dunya (le monde du temporaire), qu’il s’agirait de réformer. Mais l’Etat n’offrira que des réponses limitées à ces demandes, et privera parfois Al-Azhar de son pouvoir d’intervention et de son rôle de conseil, montrant ainsi la faiblesse de ses velléités de libéralisation politique.
A partir de la fin des années soixante-dix, les oppositions dans le champ religieux ne dérivent plus de luttes pour le monopole, mais de luttes pour l’acquisition d’un statut religieux reconnu comme appropriable en dehors de l’institution contrôlée par l’Etat. Ceux qui, parmi les oulémas, s’éloignent du giron de l’Etat et de la religion institutionnelle soulèvent la question de la légitimité des lieux de transmission du savoir religieux et de leurs liens à l’autorité publique.
Islamisation « par le haut » : les extrémistes instrumentalisés
C’est avec Sadate que l’islam investit la sphère publique. Les Frères musulmans, à une époque persécutés par Nasser, connaissent une véritable lune de miel avec le troisième raïs de l’Egypte. Certains d’entre eux, emprisonnés depuis une décennie par Nasser, trouvent des postes importants dans l’administration et les universités. Militants d’une lecture littérale du Coran, ils serviront aux yeux de Sadate de bouclier contre le communisme. Encouragés par cette politique, plusieurs responsables du mouvement des Frères musulmans, réfugiés en Arabie wahhabite, regagnent le pays. L’islam devient un levier puissant dans les mosquées et l’enseignement public. Le bilan est significatif : le nombre de mosquées s’envole, le voile islamique connaît un engouement sans précédent auprès de la classe moyenne, mais aussi de la bourgeoisie…
L’islamisation de la société se fait sentir sur tous les plans : la finance voit éclore les banques islamiques, le cinéma connaît un accroissement de la censure, l’édition voit fleurir toute une « littérature » islamiste, etc.
L’ambiguïté qui résulte du réseau d’alliances du « système Moubarak » est bien connue. Il est notoire dans la région que le pouvoir fait mine de lutter contre l’islamisme tout en s’abstenant d’agir pour l’écarter de la scène politique. En réalité, le régime a besoin des intégristes pour une double raison. D’une part, il les utilise comme une source de légitimité. D’autre part, l’islamisme est le garant d’un état d’urgence permanent, idéal pour justifier un contrôle politique strict et un système économique clientéliste qui favorise l’exploitation des couches de la population les plus défavorisées. C’est Anouar el-Sadate qui est allé le plus loin dans la définition de l’Egypte comme un Etat islamique.
Sous la présidence de celui qui se faisait appeler par son entourage « El-Raïs el Mo’men » (le Président-croyant), le feu vert est donné aux groupes extrémistes islamistes – et à la discrimination des minorités religieuses en Haute-Egypte – qui n’ont cessé depuis lors de gagner du terrain. En réponse au regroupement des musulmans autour des mosquées, la vie de la communauté copte se structure désormais sous l’égide de son clergé. Les activités sociales et sportives, pour les enfants et adolescents, sont organisées autour des lieux de culte qui se substituent à l’école, jusque-là ciment de l’unité égyptienne. Comme les islamistes, les chrétiens s’investissent dans les activités d’éducation, de santé, de formation professionnelle. Aux barbes et aux foulards répondent des croix discrètement tatouées sur la main ou le poignet et une floraison de prénoms ostensiblement chrétiens. Chacun affirme ainsi son identité. Dans ce climat de surenchère, la religion – du latin religare : ce qui unit, ce qui lie – est devenue un facteur de déstabilisation et de troubles sociaux.
Un interventionnisme croissant
Traditionnellement, les oulémas tenaient un rôle d’intermédiaire, à l’intersection des sphères politique et religieuse, de la société et du pouvoir. En soumettant les docteurs de la loi par l’application de mesures autoritaires, l’Etat libère un espace de contestation qui sera bientôt investi par les extrémistes religieux. La neutralisation de l’islamisme radical est marquée par un déploiement militaire et policier considérable qui ne fait que renforcer l’éloignement du pays du modèle de l’Etat de droit. La stratégie de l’islamisme radical de porter en Egypte la lutte sur le terrain de la violence se révèle vaine face à un Etat passé maître dans la répression de cette tentative. A moyen terme, l’autoritarisme sort donc raffermi de cette longue lutte, ce qui n’augure rien de bon car, ainsi que le rappelle Gilles Kepel, « la violence engendre souvent la violence, et c’est précisément sur le terrain répressif et autoritaire des années 1970 qu’a fleuri l’islamisme [6] ».
Selon Bertrand Badie, faisant l’analyse de ce phénomène de contestation dans le monde musulman, « le dernier mot en matière de modernisation politique ou, plus exactement, la dernière chance de la voir se réaliser en dehors du modèle occidental, appartient, probablement, aux mouvements de contestation, aux utopies dont ils sont porteurs [7] ». Et Badie ajoute : « Faisant face à une contestation d’inspiration religieuse, le système politique se trouve placé de fait dans une situation de différenciation sans pouvoir compter, comme l’Etat occidental, sur la possibilité de produire sa propre formule de légitimité [8] ». « L’espace religieux, loin de demeurer partout un lieu de légitimation du prince, devient de plus en plus un site de contre-légitimité, qui réduit d’autant la marge de manœuvre des gouvernants, en ôtant de leur compétence tout un ensemble d’attributs toujours plus nombreux et déterminants ». Enfin, s’intéressant au jeu de l’Etat face à ces zones de contestation, il note que la « scène politique officielle maximise ses chances de se faire obéir en cherchant à confisquer à son profit cette légitimité religieuse et donc, en s’en attribuant les symboles ».
Les remarques de Bertrand Badie semblent bien rendre compte des défis de l’islamisme politique, particulièrement depuis l’arrivée au pouvoir de Moubarak en Egypte, et de la façon dont cet ancien militaire, officier de l’armée de l’air et acteur essentiel de la guerre du Kippour en octobre 1973, a géré jusqu’à présent ses relations avec les acteurs islamistes. Comme le soulignent de nombreux observateurs de la scène égyptienne [9], c’est beaucoup plus à un niveau symbolique que des concessions ont été faites à l’islamisme. C’est ainsi que le ministre de l’information prit, en 1985, des mesures pour mieux contrôler les programmes télévisés jugés en contradiction avec la charia. Certaines entreprises publiques ont répondu, en 1987, à une vaste campagne islamiste valorisant l’image de la femme au foyer, en annonçant qu’elles n’emploieraient plus de femmes. Des espaces de liberté plus importants furent alors accordés à la presse d’opposition islamiste, qu’il s’agisse des périodiques el-Nour ou el-Chaab.
Cette stratégie de récupération de l’islamisme dit modéré devait apparaître plus clairement encore à partir des élections de 1987. Mais elle est progressivement allée de pair avec des mesures plus franchement interventionnistes prises au début des années 90, alors que l’Etat cherchait à exploiter une recrudescence des actions « terroristes » attribuées à l’islamisme dit extrémiste. Comme l’ont noté de nombreux chercheurs, le pouvoir, depuis cette date, fait de moins en moins de distinction entre les « modérés » et les « terroristes » de la tendance islamiste, en cherchant à établir un lien d’influence entre la pensée des premiers et les actes des seconds, comme cela ressort des discours officiels.
D’où cette stratégie interventionniste qui n’épargne pas le premier groupe et qui peut s’analyser comme un néo-corporatisme de type nassérien, visant à réaffirmer un contrôle plus strict exercé sur une société civile, dont les espaces de liberté n’ont cessé de s’étendre, à la faveur de l’ouverture économique et politique adoptée par Anouar el-Sadate. Au point de remettre en cause la légitimité de l’Etat dans certains domaines. Citons, à l’appui de cette assertion, la nationalisation des mosquées, correspondant, en fait, à une limitation de la liberté des imams des mosquées privées, contraints, à l’occasion de l’allocution du vendredi, de se plier aux instructions du gouvernement, à l’instar de leurs collègues du « secteur public ». D’autres mesures, allant dans le même sens, concernent les syndicats professionnels (ingénieurs, avocats, médecins…) à tendance souvent majoritairement islamiste et visent un contrôle gouvernemental plus strict de leurs activités.
Dans ces conditions, il est très difficile de parler d’islamisme souterrain. Cet « obscurantisme » que condamnent tous les officiels égyptiens, ne peut être dissocié de l’Etat car il a toujours été instrumentalisé par le régime de Hosni Moubarak.
Notes
[1] Yvonne Y. Haddad, Islamic awakening in Egypt, Arab studies quarterly, 3, 1986, page 234.
[2] Le général Jawhar al Siqillî crée ce lieu de culte en 969.
[3] Sous les Ayyubides, l’enseignement chiite est balayé, Al-Ahzar est supplanté par les madrasas sunnites officielles nouvellement crées.
[4] Singulier de « oulémas ».
[5] Révolution.
[6] Gilles Kepel, Jihad, Expansion et déclin de l’islamisme, Gallimard, 2002.
[7] Bertrand Badie, Culture et Politique, Economica, 1986, page 261.
[8] Ibid., page 268.
[9] Comme par exemple R. Springborg, Mubarak’s Egypt, Boulder (Etats-Unis), Westview press, 1989, p. 240.