Apprentissage de la lecture : Réponse à « LIBERATION ». « Dans son combat pour réhabiliter la méthode syllabique, le ministre fait preuve d’un caporalisme sans précédent.Et fâche les enseignants »( Libération du samedi 14 octobre 2006 ).
La réponse de Elizabeth Altschull (Professeur d’histoire et géographie) Rachel Boutonnet (Institutrice) Laurent Lafforgue (Mathématicien, médaille Fields 2002) Marc Le Bris (Instituteur)
Gilles de Robien, ministre de l’Education nationale, retire à Roland Goigoux, directeur d’un laboratoire de recherche à l’IUFM de Clermont-Ferrand, sa chaire de formateur d’inspecteurs à l’ESEN ( Ecole supérieure de l’Education nationale) et engage contre Pierre Frackowiak, inspecteur de la circonscription de Douai, une procédure disciplinaire.
Sommes-nous, enseignants en exercice, pédagogues au quotidien, censés nous émouvoir parce qu’un ministre bouscule deux supérieurs hiérarchiques de l’Education nationale, qui, à ce qu’il juge, imposent de mauvaises approches pédagogiques ? Dans un cri d’alarme qui se veut général au monde enseignant, le numéro de Libération du 14 octobre s’offusque des manières « caporalistes » de Robien et du non respect par ce dernier du principe de la liberté pédagogique. Un ministre n’aurait pas le droit de s’attaquer à des membres de la hiérarchie de l’Éducation nationale, sans qu’une presse, très liée à cette dernière, ne consacre deux pages à les défendre ?
Ces deux fonctionnaires sont défendus au nom de la liberté pédagogique (1). Rappelons d’abord qu’ils ne sont pas enseignants. Par ailleurs, ce n’est pas en ne reconduisant pas à son poste un formateur qui a clairement et publiquement exprimé qu’il était en désaccord avec la circulaire du ministre sur la lecture, ni en engageant une procédure disciplinaire à l’encontre d’un inspecteur qui ne cesse de clamer depuis des mois qu’il ne respectera pas cette même circulaire, que le ministre prive les enseignants de leur liberté pédagogique. Enfin, remarquons que depuis des années, loin de respecter la liberté pédagogique, ces deux membres haut placés de l’Education nationale ont, comme nombre de leurs collègues, imposé à l’ensemble du corps enseignant leur vision de l’ « innovation» pédagogique, interdisant la moindre réserve ou critique envers leurs théories, culpabilisant quiconque se réclamait d’une certaine prudence pédagogique et rechignait à jeter aux orties des méthodes dont il avait éprouvé l’efficacité.
L’amusant de l’affaire est ainsi que cette liberté pédagogique est justement battue en brèche depuis trente ans, par ceux à propos de qui on la ressort aujourd’hui. M. Frackowiak s’exprime à ce sujet sur le site de l’Unsa (Union nationale des Syndicats autonomes) en des termes sans équivoque. Ainsi, dans un texte intitulé : « La liberté pédagogique des enseignants, alibi des conservateurs, obstacle à la construction de l’école du 21ème siècle », on trouve, entre autres, cette phrase : « La liberté pédagogique s’oppose à la notion de professionnalisme, de compétence professionnelle. Elle s’oppose à la notion de responsabilité », suivie plus loin de celle-ci : « La liberté pédagogique permet également de résister au corps d’inspection quand ceux-ci tentent d’encourager l’innovation ».
Ainsi, à y regarder de plus près, en quoi consiste le scandale ? Qu’est-ce que le renvoi de deux hauts responsables, par rapport au règne de la terreur idéologique qui sévit depuis des années au sein l’Education nationale, auprès des nombreux enseignants qui ne sont pas dans la ligne des sciences de l’éducation ? Les manières autoritaires, intolérantes, les abus de pouvoir des inspecteurs, les cabales organisées contre les maîtres qui refusent, au nom de la liberté pédagogique et de la qualité de l’enseignement, de suivre à la lettre des injonctions absurdes, là est le vrai scandale, et il dure depuis plus de trente ans.
Où était, pendant toutes ces années, cette presse si prompte à s’enflammer pour la liberté pédagogique ? Que n’a-t-elle défendu les maîtres du bas de la hiérarchie qui ont quotidiennement souffert du non respect de cette liberté ?
L’autre scandale résiderait dans la pression parentale pour utiliser certains manuels plutôt que d’autres.
Les parents d’élèves, dans leur majorité, ont vu d’un bon œil, en décembre 2005, les déclarations du ministre en faveur des méthodes alphabétiques. L’accueil qu’ils ont réservé à sa circulaire ressemblait à une manifestation de soulagement. Ils y ont vu la fin d’une situation dont ils souffraient depuis des années : voir leurs enfants peiner en lecture et en orthographe. Après avoir poussé ce « ouf » de soulagement, les parents d’élèves s’attendaient – attente irréaliste – à voir les choses se modifier dès la rentrée 2006. Ils ont cru qu’il en serait fini, définitivement, des méthodes mixtes à long départ global et à pauvre contenu alphabétique. Il n’en est rien, évidemment, et ils en sont déçus. Ils réagissent parfois avec rudesse, s’en prenant maladroitement aux enseignants. Il est vrai qu’il est dramatique qu’ils en arrivent là. Il est malheureux qu’ils en soient acculés à s’occuper du contenu des cours dispensés à leurs enfants. Mais pourquoi en sommes nous parvenus à cette lamentable situation ?
Les parents d’élèves achètent depuis des années les « bons manuels » en catimini pour faire à la maison avec leurs enfants ce que l’instituteur ne fait pas en classe – parce que sa formation l’en rend incapable et que ses conseillers pédagogiques le lui interdisent. Aujourd’hui les parents semblent préférer que les instituteurs reprennent en main l’instruction de leurs enfants. S’ils ont l’idée que les contenus enseignés au primaire ne sont plus à la hauteur, ce n’est pas simplement par ce qu’ils ont été manipulés par quelques « associations douteuses ». Outre qu’ils se souviennent de l’école de leur enfance, ce qui leur donne un élément de comparaison, ils rencontrent aujourd’hui des enseignants, du primaire comme du secondaire, qui dénoncent les méthodes et les programmes imposés depuis les années 1980, et de la façon la plus caporaliste qui soit.
Ils lisent des livres d’enseignants qui prennent position en faveur de méthodes structurées, permettant un enseignement exigeant. Ces enseignants sont taxés par leurs inspecteurs de réactionnaires, alors qu’ils prétendent seulement rester fidèles à l’idée de l’instruction publique, souvent héritée d’une famille de gauche. Le fait est qu’un pouvoir soi-disant de gauche a créé un discours pédagogique dans lequel les prétentions scientifiques ont aboli le bon sens. La culpabilisation, qui est un des ressorts de ce discours, a tué la confiance en soi des enseignants, et les élucubrations de Diafoirus ont aboli les pratiques efficaces.
Il n’est pas choquant en soit que les parents exigent une école de qualité. Ils devraient même, sur ce sujet, rencontrer l’accord des enseignants et mener avec eux un combat commun. Mais comme la bureaucratie de l’Education nationale fait taire tous les enseignants qui osent braver les réflexes corporatistes, le conflit entre parents et enseignants risque de s’aggraver avant que la confiance en l’école publique ne soit rétablie.
Il est vrai cependant qu’un ministre à lui tout seul n’apportera pas la solution à la crise de l’école. Ce sont les enseignants eux-mêmes qui doivent s’élever contre le règne des détachés d’enseignement – inspecteurs, formateurs, conseillers pédagogiques – qui imposent leurs dogmes par l’intimidation et la culpabilisation. Ces enseignants doivent être écoutés lorsqu’ils s’élèvent contre le non respect de la liberté pédagogique, mais aussi lorsqu’ils mettent en évidence la vacuité des programmes scolaires, car ce n’est pas seulement la liberté pédagogique qui est attaquée depuis trente aussi, mais bien aussi la qualité des contenus d’enseignement, sans cesse rabaissée par ceux qui imposent leurs conceptions farfelues.
En attendant, les instituteurs qui enseignent la lecture selon des méthodes alphabétiques, qui dispensent plus de deux heures hebdomadaires d’ « observation réfléchie de la langue » – car il ne faut plus dire grammaire –, qui pratiquent la dictée préparée, qui exigent l’apprentissage par cœur des tables de multiplication, subissent encore aujourd’hui la pression de la hiérarchie…. qui, semble-t-il, n’est toujours pas, dans la plupart des cas, convaincue des bienfaits de la liberté pédagogique.
Elizabeth Altschull (Professeur d’histoire et géographie)
Rachel Boutonnet (Institutrice)
Laurent Lafforgue (Mathématicien, médaille Fields 2002)
Marc Le Bris (Instituteur)
1 La liberté pédagogique est inscrite dans la loi, qui stipule que dans la mesure où l’enseignant respecte les programmes nationaux, il peut adopter la méthode de son choix.
Elizabeth Altschull, Rachel Boutonnet, Laurent Lafforgue, Marc Le Bris
Elizabeth Altschull (Professeur d’histoire et géographie) Rachel Boutonnet (Institutrice) Laurent Lafforgue (Mathématicien, médaille Fields 2002) Marc Le Bris (Instituteur).