Gouverné par sa minorité sunnite, l’émirat du Golfe est chiite duodécimain (comme l’Irak, l’Iran et le Liban) à 70%. La population chiite est essentiellement rurale. Le clivage sunnite/chiite correspond à peu près au clivage citadins/ruraux. Bien avant la Révolution islamique d’Iran en 1979, Téhéran n’avait cessé de revendiquer l’émirat en développant e thème de l’iranité des chiites de Bahreïn, iranité qui remonterait à l’époque où la dynastie colonisait l’autre rive du Golfe [1]. Mais les chiites de l’émirat pétrolifère n’en sont pour rien. Aux yeux de la minorité sunnite gouvernante, cette population – pourtant largement majoritaire – est une greffe étrangère et un cheval de Troie séfévide, même si les études sérieuses démontrent que l’origine de cette population remonte en réalité à l’Etat bouyide, si ce n’est à l’Etat ismaélien des Qarmates au IXème siècles [2]. L’annexion de l’île du Bahreïn à l’Empire perse n’a dont fait que renforcer la conversion antérieure au chiisme de cette région. Contrairement aux prétentions iraniennes, ce n’est pas l’Iran qui a amené le chiisme dans la région, cette région était chiite bien avant la Perse des Séfévides.
Aujourd’hui encore, Bahreïn est considéré par Téhéran comme une province iranienne. A l’époque du Shah Pahlavi, l’Iran avait pesé de tout son poids pour empêcher Bahreïn de rejoindre la Fédération des Emirats arabes unis. Quoi qu’il en soit de l’origine de cette population, rien ne justifie son écartement du pouvoir et les persécutions dont elle est victime. La majorité chiite du pays connaît actuellement une situation de fortes agitations sociales et religieuses. Pour tenter de maîtriser ces agitations, Bahreïn s’appuie sur son suzerain saoudien. Mais la répression ne peut être une solution de long terme.
Dans une première dans l’histoire de l’île, Bahreïn a connu samedi 25 novembre des élections législatives avec un taux de participation supérieur à 70%. Les résultats de ce scrutin révèle une percée de l’opposition chiite, qui rafle 16 des 40 sièges de la Chambre, ce qui a obligé le roi à nommer lundi 11 décembre un chiite au poste de vice-Premier ministre, une première dans l’histoire de l’émirat pétrolifère.
Cette élection intervient dans le cadre de la réforme du système soutenu par le roi, le cheikh Khalifa Ben Salma Al-Khalifa, depuis l’intervention américaine en Irak et le bouleversement que cette intervention a provoqué dans les pays du Golfe.
En effet, depuis l’intervention anglo-saxonne en Irak et l’intensification des pressions étrangère sur la région dans le cadre de l’ambitieux projet de remodelage démocratique de la région par l’Amérique républicaine et ses alliés, de nombreuses réformes ont été effectuées dans le golfe Persique, au grand dam des ayatollahs de Téhéran qui font tout pour mettre les battons dans les roues. Le Koweït a ainsi autorisé pour la première fois les femmes à voter et à se porter candidates en juin dernier. Le Qatar et Oman ont également organisé des élections, et les Emirats arabes unis (EAU) ont annoncé leur intention de le faire. L’Arabie saoudite a tenu un scrutin municipal, dont les femmes étaient cependant exclues.
Conduite par des chiites, l’opposition soupçonne des fraudes dans la préparation du scrutin. Les responsables électoraux qui supervisent ce scrutin ont démenti qu’il y ait eu des irrégularités et affirment que ceux qui mettent en doute sans preuve le bon déroulement des élections seront poursuivis en justice. Interviewé par le quotidien arabophone londonien Al-Shark Al-Awsat, le roi Al-Khalifa a démenti « les rumeurs entretenus par l’opposition » sur les fraudes électorales. De son côté, le chef de l’opposition démocratique émergeante, le cheikh chiite Aly Salman, qui dirige la Société islamique nationale Al-Wefak, laquelle représente la communauté chiite du pays, a mis en garde le pouvoir devant toute tentative de fraude. « En cas de litige, a-t-il affirmé, la rue tranchera entre nous ». S’exprimant au moment où il votait, Salman se disait « toujours inquiet quant à la transparence de ces élections ». Si ce scrutin était interdit aux observateurs étrangers et marqué par la corruption généralisée, il n’a cependant pas été en mesure de bloquer la voie aux chiites.
Se confirme donc le conservatisme qui s’approfondit dans l’île, l’un des émirats les plus ouverts du Golfe, où s’aggrave la tension entre les sunnites et les chiites, deux-tiers de la population et sa composante la plus défavorisée. Les chiites réclament davantage de pouvoir au sein de l’Etat bahreïni et la fin des inégalités et des discriminations dont ils se disent victimes sur le marché de l’emploi, notamment. L’audace de l’opposition est d’autant plus surprenante que l’émirat est gouverné par une monarchie absolue, habituellement peu tolérante vis-à-vis des critiques de l’opposition. Par le passé, ces revendications ont entraîné des troubles, des arrestations et des violents affrontements avec la police. Cette fois, la Cour se voit obligée de rendre des comptes.
La question qui se pose aujourd’hui est de savoir si cette euphorie des chiites de Bahreïn est passagère, en rapport avec le contexte irakien, et si la prise de conscience de cette « majorité minorisée » aura-t-elle des répercussions sur l’attitude des minorités chiites d’Arabie et des autres émirats du Golfe ? Les mois qui viennent nous le diront.
Notes
[1] François Thual, Géopolitique du chiisme, Seuil, 2002.
[2] Xavier de Panhol, Les Nations du Prophète, Fayard, 1993.
Masri Feki est cofondateur de l’Association Francophone d’Etudes du Moyen-Orient (AFEMO). Il est notamment cosignataire d’un ouvrage sur la condition des minorités en terre d’Islam intitulé “A l’ombre de l’Islam, minorités et minorisés”, Filipson Editions, Bruxelles 2005 (Avec Lucien-Samir Oulahbib et Moïse Rahmani).