Affecté par les évolutions politiques que connaît le Moyen-Orient depuis le 11 septembre, l’Iran se trouve dans une situation ambivalente. La théocratie chiite s’est sans doute félicitée de la chute de ses deux ennemis jurés, le régime extrémiste sunnite des talibans à Kaboul et le pouvoir nationaliste persanophobe du Baas à Bagdad. Les régimes sunnites des deux pays avaient cruellement persécuté les chiites, à la fois pour des raisons d’antagonisme religieux et par une haine profonde vis-à-vis de l’Iran chiite. En revanche, la présence actuelle des forces américaines chez ces deux voisins immédiats constitue une menace ouverte pour le pouvoir des ayatollahs à Téhéran.
Cette menace est d’autant plus réelle que des fortes présomptions pèsent sur l’Iran concernant ses ambitions hégémoniques (Irak, Liban). En effet, Téhéran estime être seul en mesure d’assurer la stabilité régionale : l’Irak post-Saddam est désormais hors-jeu et l’Arabie saoudite, ses milliards mis à part, n’est pas suffisamment puissante pour exercer un leadership réel sur les autres pays arabes. Comme l’Arabie saoudite, la Turquie pro-occidentale est un rival, voire un ennemi traditionnel de l’Iran. Leurs ambitions et leurs intérêts se chevauchent en effet souvent, dans le Caucase et en Asie centrale, pour le pétrole (1). L’Europe semble partager en partie cette conception de l’Iran comme puissance stabilisatrice, qui était celle des Etats-Unis au temps de l’Iran du Shah, ce qui explique l’option de « dialogue constructif » adoptée au rebours de l’intransigeance américaine.
Se pose alors une question indispensable. Si les dirigeants iraniens disposent déjà d’une importante capacité de nuisance en Irak, au Liban, dans les territoires palestiniens et sur le marché du pétrole, qu’en serait-il si Téhéran avait en outre l’arme nucléaire ? L’acquisition par la République islamique d’une arme nucléaire représenterait sans doute un bouleversement régional et global. Une bombe iranienne renforcerait en effet les éléments les plus radicaux en Iran, confortés par ce succès majeur, et ouvrirait la voie à un Moyen-Orient nucléarisé et imprévisible. L’Arabie saoudite, Egypte et la Turquie pourraient s’engouffrer dans la brèche et revoir leur engagement de ne pas acquérir l’arme nucléaire. La bombe iranienne remettrait aussi en cause les fragilités d’un cercle vertueux dans la région, mais encore probablement – après la sortie de la Corée du Nord du Traité de non-prolifération en 1993 – l’ensemble du régime de non-prolifération, qui ne résisterait pas à un assaut de cette envergure dans une partie du monde stratégiquement sensible. (2)
Après quatre mois de tergiversations, le Conseil de sécurité de l’ONU a adopté samedi 23 décembre à l’unanimité la résolution 1737 sanctionnant l’Iran pour avoir refusé de suspendre son programme d’enrichissement d’uranium, soupçonné d’être destiné à la fabrication d’armes et non à la production d’énergie à but civil comme le soutient Téhéran. En vertu de cette résolution, l’embargo est décrété sur la fourniture à l’Iran de matériel et technologies pouvant servir à la conception d’armes nucléaires et missiles, tandis que les avoirs de dix entités clefs iraniennes et de douze personnes liées à ces programmes sont gelés. Le Conseil de sécurité brandit aussi la menace de sanctions non militaires supplémentaires si l’Iran persiste.
La riposte iranienne a été immédiate. Le principal négociateur iranien dans le dossier nucléaire a déclaré dimanche 24 décembre que son pays allait mettre en marche 3 000 centrifugeuses pour enrichir de l’uranium. Le président iranien Mahmoud Ahmadinejad qui a qualifié de brouillon la résolution a assuré que les sanctions contenues dans ce texte n’empêcheraient pas Téhéran de poursuivre son programme nucléaire, a rapporté l’agence semi-officielle de presse Fars.
Que peuvent faire les Etats-Unis si l’Iran persiste sur la voie du durcissement et de la confrontation ? L’option la moins vraisemblable serait le déclenchement d’une guerre analogue à celle menée contre l’Irak de Saddam Hussein. L’Iran est un pays d’une tout autre envergure par sa dimension, sa population, ses ressources, sa position géostratégique. L’option la plus probable se ramènerait plutôt à la destruction ciblée des centres industriels et nucléaires supposés capables de produire un jour des armes nucléaires. Mais la réaction iranienne déjà annoncée ne se limiterait sans doute pas à une rupture avec l’AIEA, et pourrait se traduire par exemple en des initiatives déstabilisant le dispositif politique et militaire américain dans le golfe Persique, en Afghanistan – et indirectement au Pakistan.
Notes
(1) Questions de l’exploitation des gisements et du tracé des oléoducs.
(2) Thérèse Delpech, L’Iran, la bombe et la démission des nations, Autrement, Paris, 2006, p. 10.