Niall Ferguson est un historien britannique de 43 ans diplômé d’Oxford et titulaire d’une chaire de professeur à Harvard. Il a acquis une très grande notoriété auprès du public anglo-saxon grâce à ses livres et ses documentaires télévisés, et a été classé par le magazine Time parmi les 100 personnalités les plus influentes du monde. Ce n’est ni un fou, ni un imbécile, ni un extrémiste. C’est un type qui s’est taillé une réputation en béton grâce à son intelligence, sa puissance de travail, et sa capacité à replacer les interrogations contemporaines dans une perspective historique longue.
Le jeudi 30 juin 2005, il a été invité par la prestigieuse banque d’affaires américaine Merrill Lynch à donner une séminaire privé afin de donner aux analystes de cette banque un temps d’avance sur leurs concurrents, de raffiner leur grille de lecture pour décrypter le monde et les marchés financiers, et de proposer de nouveaux thèmes d’investissement susceptibles d’impressionner leurs clients les plus sophistiqués. Un tel “cours particulier” de quelques heures rapporte plusieurs milliers d’euros à un intellectuel en vue tel que Niall Ferguson, et ce qui s’y dit ne sort pas du cercle des initiés. Dans la haute finance internationale, contrairement à la fonction publique, la moindre erreur de jugement se paie comptant et peut aisément sonner le glas de la carrière la plus prometteuse, donc on préfère se payer l’assistance des esprits les plus fins pour ne pas rater le coche.
La présentation de Niall Ferguson développa l’idée que la situation internationale actuelle ressemblait étrangement à celle de 1913. Il a été très surpris de voir que les marchés financiers de 1913 s’étaient montrés incapables d’anticiper le déclenchement de la Première Guerre Mondiale en août 1914. Cette myopie avait coûté très cher aux banquiers parce que les bourses internationales étaient restées fermées jusqu’en 1915, et quand elles ont réouvert les actions et les obligations avaient perdu énormément de valeur.
Mais le plus intéressant, c’est ce qui s’est dit après que Niall Ferguson eut terminé la présentation qu’il avait préparée, quand il s’est soumis à une séance de questions-réponses à bâtons rompus avec l’assistance. Ce fut un débat de haute volée. Un banquier de Merrill a demandé de but en blanc s’il allait y avoir une guerre en Europe. Je vous livre la traduction de la réponse de Niall Ferguson :
«Je ne crois pas qu’on puisse imaginer une scénario de guerre européenne au sens classique de l’éclatement de l’Union Européenne et de la réémergence des états-nations. L’instabilité de l’Europe est plus à même de provenir de cette autre tendance démographique qui est la quasi-colonisation de l’Europe par des populations immigrées qui sont culturellement très différentes et dans certains cas hostiles ou résistantes à l’intégration et à l’assimilation. Si on regarde dans le futur à l’échelle de décennies plutôt que de mois, ça me semble être une source de conflit beaucoup plus probable. Mais ce serait un conflit de type civil interne, un conflit entre les immigrants en particulier musulmans et les peuples indigènes vieillissants.
En d’autres mots, ce qui rend notre période différente de tous les autres siècles depuis la Peste Noire, c’est que les populations européennes se réduisent. Dans le passé, la croissance des populations indigènes européennes a été le moteur du changement historique pendant la plus grande partie de l’histoire moderne, parce que c’est l’excédent de population qui a causé les grandes migrations parties d’Europe qui ont transformé le monde après 1500. Ça ne s’est arrêté que récemment, et c’est seulement au milieu des années 1980 que les taux de fertilité en Europe sont tombés en dessous du taux de remplacement, et que la migration a commencé à être une source plus importante de la croissance de la population.
L’Europe a changé fondamentalement, ça ne va plus être, comme ça l’était avant, un endroit rempli de populations européennes, principalement chrétiennes, se reproduisant rapidement. C’est en train de changer radicalement. Ça nous ramène encore plus en arrière que je ne l’ai fait dans ma présentation. Ça nous ramène au temps de l’Alhambra de Grenade à l’époque mauresque. Si vous voulez comprendre le destin de l’Europe, il faut revenir énormément en arrière et lire la fantastique prophétie involontaire de Gibbon dans Décadence et Chute, quand il imagine ce qui se serait passé si les Maures avaient gagné la bataille de Poitiers et avaient dépassé l’Espagne pour aller en France et au-delà. Peut-être y aurait-il des mosquées à Oxford. Eh bien, maintenant il y a des mosquées à Oxford, mais je ne crois pas que Gibbon l’aurait anticipé. C’est cette Europe qui commence à émerger graduellement, mais ce n’est pas une Europe capable de produire une conflagration entre grandes puissances.»
Pour la bonne bouche, Niall Ferguson faisait allusion à un passage du chapitre 52 du livre Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire Romain publié par Edward Gibbon en 1788 : “Les Sarrasins s’étaient avancés en triomphe l’espace de plus d’un millier de milles, depuis le rocher de Gibraltar jusqu’aux bords de la Loire; encore autant, et ils seraient arrivés aux confins de la Pologne et aux montagnes de l’Ecosse : le passage du Rhin n’est pas plus difficile que celui du Nil et de l’Euphrate, et d’un autre côté la flotte arabe aurait pu pénétrer dans la Tamise sans livrer un combat naval. Les écoles d’Oxford expliqueraient peut-être aujourd’hui le Koran, et du haut de ses chaires on démontrerait à un peuple circoncis la sainteté et la vérité de la révélation de Mahomet.” C’est ce qu’on appelle l’humour british…
Ce qui frappe le plus, c’est le fatalisme avec lequel Niall Ferguson décrit le destin immédiat de l’Europe. Lui, le penseur à la mode, distillant ses perles intellectuelles les plus précieuses aux virtuoses de la finance qui veulent anticiper les tendances de fond des marchés, ne pense pas que la conquête imminente de l’Europe par les immigrés originaires des pays musulmans soit un “tuyau”, un “scoop” justifiant son généreux cachet : pour lui c’est d’une telle évidence, c’est tellement inéluctable et déjà si visible dans les faits, que ça ne mérite même pas de faire “la une” de sa présentation. Ça mérite peut-être sa place dans la session questions-réponses, mais ça n’étonnera personne.
Non que ça le laisse indifférent. Il a étudié au Magdalen College d’Oxford, et sa référence affectueuse à Gibbon (historien illustre sorti lui aussi du Magdalen College deux siècles auparavant) prouve bien qu’il en a gros sur la patate d’y voir une mosquée. Mais pour lui l’élimination des peuples indigènes d’Europe est tellement inévitable qu’elle est déjà pratiquement inscrite dans l’histoire. A moins d’une surprise…