Réflexion sur les goûts du consommateur culturel.
Je vois tel « comique » sur scène singer des mimiques de Louis de Funès. Et cela n’a aucun effet comique. Essayons de comprendre pourquoi. D’abord il y a le fait que ce pseudo-comique n’a pas le talent d’un Louis de Funès : il lui manque la dextérité et même simplement le physique qui confèrent à l’acteur authentique de si fortes dispositions au comique. Mais il y a une raison plus fondamentale et qui saute aux yeux : c’est que Louis de Funès n’est pas drôle en lui-même. Ce qui est drôle, c’est la représentation qu’il nous donne. Ce qui est comique, c’est ce petit chef tyrannique avec ses employés qui devient obséquieux et servile face à son supérieur. Autrement dit, c’est « le personnage », un personnage que Louis de Funès a effectivement toutes les qualités d’acteur pour incarner. Or notre pseudo-comique, au lieu de jouer à son tour l’obéissance servile qui transforme l’homme en pantin, joue… Louis de Funès. Le spectateur oublie alors la situation, qui seule fait le comique de la scène, pour se focaliser sur l’imitation, au sens des « imitateurs » de cabaret. Cela n’a plus aucun intérêt en dehors de la « prestation » : à vrai dire, ce n’est même plus du cabaret, c’est du « casting ».
On retransmet à la télévision une pièce de théâtre, « La cage aux folles », avec Christian Clavier et Didier Bourdon. On connaissait l’ancienne version, avec Serrault et Tognazzi. Celle-ci est pitoyable. Le metteur en scène s’est cru obligé de modifier les répliques. Cela donne des scènes aussi absurdes que celle-ci : Renato, qui doit passer pour un père respectable, insulte la jeune fiancée en présence des beaux-parents et multiplie les gestes efféminés qu’il est censé contenir. Le futur beau-père, chef d’un parti d’ordre moral, ultraconservateur, revendique des origines ouvrières sur le ton d’un syndicaliste de gauche, etc. Ce qui était comique dans la première version, c’était la distorsion entre le mode de vie nocturne de ces travestis et l’apparence d’austérité créée pour la circonstance : à tout moment ils pouvaient se trahir. Dans la dernière version, tout se passe comme si le metteur en scène s’adressait au public pour lui dire : puisque dans la pièce originale, ils dissimulent la vérité, autant qu’ils se lâchent cette fois-ci ! Et cela donne évidemment n’importe quoi. La seconde version n’est plus qu’une déformation grossière de la première. Mais si le comique résulte d’une déformation calculée de la réalité (du mécanique plaqué sur du vivant selon Bergson), la déformation de la déformation (du mécanique sur du mécanique) ne peut que tomber complètement à plat.
Prenons garde de confondre ce phénomène avec les procédés suivants :
a) l’inspiration : ici, il ne s’agit pas de faire du neuf à partir d’éléments empruntés, en les réorganisant ; de créer d’après une autre œuvre, en assumant la différence (comme Françoise Sagan avec « Le chien couchant », probablement son meilleur roman) ;
b) le pastiche : ici, il ne s’agit pas de faire « à la manière de » (singer Louis de Funès, ce n’est en effet pas la même chose que singer le petit chef « à la manière de Louis de Funès ») ;
c) le plagiat : il ne s’agit évidemment pas de copier fidèlement l’original pour faire croire à une production originale ;
d) la parodie : il n’y a ici aucune volonté de parodier ou de désacraliser.
La Joconde moustachue de Marcel Duchamp est une provocation ; on peut y voir la profanation d’un chef d’œuvre de l’art occidental ou une allusion ironique aux querelles d’interprètes sur l’identité sexuelle du modèle ; dans tous les cas, la référence au tableau du Louvre demeure centrale ; dans le cas qui m’occupe, il n’y a que l’instrumentalisation d’une œuvre dont on exploite la notoriété pour pouvoir « exister ». C’est du parasitisme dégradant. Rien de commun cependant avec e) ces créations qui prennent pour objet même la dégradation : toiles tailladées de Lucio Fontana, « accumulations » et « combustions » d’Arman, « altérations » de Titus Carmel, etc. Tandis que ces créations mettent en évidence la vérité de la dégradation et en tirent des effets esthétiques (voir déjà le suranné dans les poèmes baudelairiens), rien de tout cela dans notre situation : la dégradation n’est pas voulue pour elle-même, elle n’est là que par défaut.
Le phénomène est récent. A ma connaissance il n’est pas attesté avant le dernier quart du vingtième siècle. Ces dernières années il explose dans le domaine musical, avec des « reprises » qui consistent à répéter un air connu en y ajoutant quelques arabesques qui gâchent tout.
Plusieurs facteurs explicatifs peuvent être avancés : la démocratisation, qui augmente mécaniquement la masse de médiocrité visible ; une forme d’exténuation de la créativité artistique, qui ne sait plus quoi inventer… Mais l’explication qui l’emporte sur toutes les autres est évidemment la domination de la consommation culturelle. L’acteur monte sur scène non plus pour camper un personnage, mais pour montrer sa « prestation » – en s’appuyant sur une œuvre qu’il peut à loisir dégrader parce qu’elle n’est plus pour lui qu’un support indifférent. Ajoutons : une prestation faite pour le public, auquel elle s’adresse directement, sans passer par le medium de la « représentation ».
Plus de « représentation » donc, puisqu’il n’y a plus rien à représenter : il suffit qu’on « reconnaisse » quelque chose, qu’il y ait quelque part de la « ressemblance ». Mais justement, le consommateur aime à se reconnaître dans ce qu’il consomme : la prestation sera donc d’autant mieux « assimilable » qu’elle nous ramènera à nous-mêmes, à du déjà connu, à du déjà vu. Le grand public va donc choisir ce qui lui ressemble, ce qui lui est familier : de préférence le récent plutôt que l’ancien, la dernière version plutôt que la première, etc. Inversion des valeurs : la mauvaise version remaniée a plus de succès que la première pourtant meilleure !
Aristote avait remarqué que l’homme aime reconnaître. Transposons la remarque à notre contexte. Le parasitisme dégradant consacre le règne de la reconnaissance à bon marché, facilitée par l’universelle ressemblance. Ce phénomène n’est pas sans rapport avec la faillite de l’éducation, l’appauvrissement des concepts qui organisent l’expérience perceptive et la montée en puissance de cette classe moyenne englobante qui veut tout intégrer pour pouvoir être partout en présence d’elle-même.
Une réflexion sur « Le parasitisme dégradant »