« Vous êtes la nation qui a autorisé l’usure, qui a été interdite par toutes les religions. Vous avez pourtant construit votre économie et fondé vos investissements sur l’usure. La conséquence de tout cela (…) est que les Juifs ont pris le contrôle de votre économie, à travers laquelle ils ont pris le contrôle de vos médias, et maintenant le contrôle de tous les aspects de votre vie, faisant de vous leurs domestiques et atteignant leurs objectifs à vos dépens, ce qui est exactement ce contre quoi Benjamin Franklin vous avait mis en garde » (1).
« Un grand danger menace les États-Unis d’Amérique. Ce grand danger, c’est le Juif. Messieurs, dans tous les pays où les Juifs se sont installés, ils ont affaibli la moralité et fait baisser le niveau de l’honnêteté commerciale, ils se sont isolés, ont rejeté toutes les tentatives faites pour les intégrer et se sont moqués des valeurs de notre religion chrétienne, sur lesquelles se fonde cette nation. Ils ont essayé d’étrangler économiquement le pays en contestant ses frontières et en créant un État dans l’État. (…) S’ils ne sont pas expulsés des États-Unis par la Constitution, d’ici cent ans, ils seront si nombreux à grouiller dans ce pays qu’ils nous gouverneront, nous détruiront et modifieront la forme de gouvernement pour laquelle nous, Américains, avons versé notre sang et sacrifié nos vies, nos biens et notre liberté individuelle. Si d’ici deux cents ans, les Juifs ne sont pas expulsés, nos enfants travailleront dans les champs pour les nourrir tandis que les Juifs se frotteront les mains de satisfaction en comptant l’argent. »
Le faux « Franklin » fut intégré en 1935 dans une réédition posthume du célèbre Manuel de la question juive (Handbuch der Judenfrage) de Theodor Fritsch (1852-1933) (3). On le retrouve, en diverses versions, dans nombre de brochures antijuives diffusées en France à la fin des années 1930 et sous l’Occupation. Ce faux antijuif est cité par exemple en 1941 dans une brochure de l’Institut d’étude des questions juives (IEQJ), Français !… Il faut redevenir (4), où il est présenté comme une déclaration faite par Franklin « lors de la discussion de la Constitution des États-Unis » (5). Cette brochure de propagande se présente comme une anthologie de citations et de documents antijuifs, ou d’usage antijuif (pour les citations, le plus souvent falsifiées, d’auteurs juifs, censées être révélatrices). Le faux « Franklin » y est cité entre une phrase antijuive attribuée à Voltaire et des extraits d’une déclaration de Napoléon 1er au Conseil d’État, le 6 avril 1806. La citation du faux « Franklin » est suivie par ce commentaire : « Franklin obtint alors l’inclusion du paragraphe 3 ainsi conçu : “Aucun nouvel État ne sera formé ou érigé dans la juridiction d’aucun autre État.” En vertu de cet article, les nationalistes américains réclament aujourd’hui l’expulsion des Juifs parce qu’ils ont établi un État dans l’État » (6). En 1942, dans son essai pamphlétaire intitulé L’Amérique juive, Pierre-Antoine Cousteau, journaliste à Je suis partout, se réfère à la « prophétie » de Franklin, en cite de larges extraits et conclut : « Deux cents ans ne se sont pas écoulés, mais tout s’est passé exactement comme l’a dit Benjamin Franklin » (7). La pseudo-prophétie de Benjamin Franklin est ainsi passée des mains du nazi américain Pelley à celles de l’islamiste radical Ben Laden, en passant par des utilisateurs européens d’extrême droite. Un exemple des imprévisibles migrations d’une légende antijuive.
Notes :
(1) Oussama ben Laden, novembre 2002, cité partiellement par Thom Burnett, dans Conspiracy Encyclopedia: The Encyclopedia of Conspiracy Theories, Introduction by Thom Burnett, Londres, Collins & Brown, 2005, Introduction, p. 11 ; texte complet publié le 24 novembre 2002 dans The Observer. Voir Pierre-André Taguieff, L’Imaginaire du complot mondial, Paris, Mille et une nuits, 2006, pp. 158-159.
(2) Johann von Leers, Forces occultes derrière Roosevelt [1941], tr. fr. anonyme, Bruxelles, Maison internationale d’édition, 1942, p. 79.
(3) Voir Conspiracy Encyclopedia, op. cit., p. 10.
(4) Paris, Éditions nouvelles, s.d. [1941], pp. 25-26. Le 11 mai 1941 avait eu lieu l’inauguration de l’IEQJ, créé à l’initiative de Theodor Dannecker, jeune officier SS chargé par le Führer de « préparer la solution de la question juive en Europe ». Fin juin, Paul Sézille remplace René Gérard à la tête de l’IEQJ. Le 5 septembre 1941, au palais Berlitz, à Paris, est inaugurée l’exposition « Le Juif et la France », sous la responsabilité officielle de l’IEQJ, dont le capitaine Sézille est le secrétaire général. En novembre 1941 paraît le premier numéro de la revue Le Cahier jaune, organe mensuel de l’IEQJ.
(5) IEQJ, Français !… Il faut redevenir, op. cit., p. 25.
(6) Ibid., p. 26.
(7) Pierre-Antoine Cousteau, L’Amérique juive, Paris, Les Éditions de France, 1942, p. 27.