C’est un pur hasard si cet anniversaire tombe cette année, mais ça n’en est pas moins symbolique. Il y a cent quarante ans, l’ingénieur E. M. Dalgas créait la Société de la lande et, avec elle, le premier véritable slogan au Danemark : “Ce qui se perd à l’extérieur doit se regagner à l’intérieur.” C’était deux ans après la défaite de 1864 contre les Prussiens. Le Danemark avait perdu le Schleswig, le Holstein et le Lauenburg, et se serrait les coudes pour reconstruire quelque chose. Les terres perdues devaient être remplacées en transformant la lande inféconde en terre fertile. A l’époque, le slogan a produit son effet et la lande a été cultivée.
Aujourd’hui aussi, la perte au-dehors est évidente. Jamais la pression internationale sur le Danemark n’a été aussi forte : boycott des produits danois, attaques contre les ambassades et les consulats, drapeaux danois brûlés par des manifestants furieux dans des villes du monde entier. L’image d’un pays lilliputien sympathique et tolérant s’est envolée. Les médias, les hommes politiques et le gouvernement, et même le peuple danois, ont été traînés dans la boue. Le comble a été atteint le mois dernier, avec la venue au Danemark de Bob Simon, le reporter américain le plus bardé de récompenses, venu faire une enquête pour le magazine télévisé américain 60 Minutes. A une heure de grande écoute aux Etats-Unis, il a qualifié les Danois de “crédules, naïfs et suffisants”, en ajoutant, avec un mépris mal dissimulé, que “les Danois aiment leur pays, leur Etat-providence et surtout eux-mêmes. Les Danois pensaient qu’ils étaient à l’abri. Maintenant, ils ont appris.”
Le Danemark peut-il tirer profit de cette crise ? “Je n’en sais absolument rien”, reconnaît le Pr Peter Gundelach, de l’Institut de sociologie de l’université de Copenhague, qui étudie pourtant depuis plus de dix ans les valeurs et particularités danoises et connaît tous les méandres de l’âme de ce pays. “Les événements placent les Danois dans une situation inédite, explique-t-il. A court terme, le conflit entraînera spontanément une prise de distance vis-à-vis des immigrés. C’est une réaction naturelle ; les identités se forgent à travers la confrontation avec les autres. Le conflit actuel aura une incidence décisive sur l’image que nous avons de nous-mêmes et sur notre relation avec les immigrés. Quant à savoir dans quel sens, je n’oserais pas me prononcer.”
Une question qui fait l’unanimité au Parlement
Les chercheurs constatent que la question des caricatures a porté préjudice aux relations entre Danois et immigrés. Car ce sont les extrémistes qui ont donné le ton : les manifestations de l’organisation d’extrême droite Dansk Front et les réunions de recrutement du Hizb ut-Tahrir [parti islamiste] ont contribué à conforter dans les deux camps le sentiment que l’autre est l’ennemi. La vision que les Danois ont des musulmans s’est ternie, et ils font souvent le reproche aux imams installés au Danemark d’avoir contribué, par leurs voyages au Moyen-Orient, à attiser les attaques contre le pays dans le monde musulman.
Mais un courant de conciliation, moins spectaculaire, s’est également manifesté. Dans les jours qui ont suivi l’incendie de l’ambassade, une chaîne de SMS a été créée, avec des messages comme “Achetez une pizza supplémentaire chez votre marchand de pizzas” ou “Souriez à votre épicier”. Et des citoyens ordinaires ont spontanément diffusé des pétitions appelant à la conciliation. A Aarhus, l’Association multiculturelle a organisé un défilé aux flambeaux pour donner une image positive du pays dans les médias internationaux.
A long terme, beaucoup de chercheurs estiment que ce courant peut améliorer les rapports entre Danois et immigrés. “Il existe une crise concernant le Danemark. Mais pas une crise au Danemark”, assure Hans Jørgen Nielsen, maître de conférences à l’université de Copenhague. “L’intégration va faire un grand pas en avant, de nouvelles voix musulmanes vont se faire entendre, notamment à travers le nouveau Forum des musulmans modérés, cofondé par Naser Khader [élu du Parti radical, formation centriste d’opposition]. A plus long terme, elles inciteront les Danois à se faire une image bien plus nuancée des musulmans.”
Un autre facteur a contribué à ce timide optimisme : le calme qui règne au Danemark. Les journalistes étrangers pensaient découvrir une lutte exacerbée entre Danois et musulmans. Mais les manifestations ont été peu nombreuses, paisibles, tolérantes, contrastant avec celles qui ont eu lieu dans des villes européennes comme Londres, qui furent le théâtre de menaces de mort et d’agressions violentes.
Même la dirigeante du Parti du peuple danois, Pia Kjærsgaard, pense que la crise peut avoir des conséquences positives. “Je suis ravie que des musulmans prennent la parole pour dire qu’ils souhaitent s’occuper de leur travail, donner une bonne éducation à leurs enfants et vivre paisiblement au Danemark. Ceux-là, on ne les avait guère entendus auparavant.On a ainsi séparé les boucs des brebis. Les boucs – comprenez, les imams –, nous les combattrons, mais nous aurons une attitude bienveillante avec les autres.”
La ministre de l’Intégration, Rikke Hvilshøj (Parti libéral), a un rôle clé à jouer. Une possibilité historique s’offre à elle : le gouvernement a annoncé qu’il présenterait fin mars ses propositions de réformes de l’Etat-providence et que l’un des deux grands thèmes serait l’amélioration de l’intégration. D’autre part, tous les partis représentés au Parlement sont unanimes à considérer que l’intégration constitue la tâche principale de la société danoise. Enfin, du côté des employeurs, la demande de main-d’œuvre immigrée n’a jamais été si forte, avec un chômage à son plus bas niveau depuis trente ans.
“Aujourd’hui, beaucoup plus de musulmans participent au débat public, et nous avons réussi à mettre les valeurs danoises à l’ordre du jour, se félicite Rikke Hvilshøj. Une nouvelle chance se présente. Reste à la saisir.”
Orla Borg
Jyllands-Posten
JUSTICE
Pas de poursuites
Le 15 mars, la justice danoise a décidé de ne pas poursuivre le Jyllands-Posten pour sa publication des caricatures de Mahomet en septembre dernier. Le procureur général du Danemark a estimé que le quotidien n’avait pas violé les lois sur la liberté d’expression. En réaction, l’Organisation danoise de la communauté musulmane, qui regroupe plusieurs associations confessionnelles, a annoncé qu’elle porterait l’affaire devant le Haut-Commissariat des Nations unies pour les droits de l’homme.