Connaître par la littérature ? – un roman d’apprentissage
Par Anne-Laure Rigeade
https://doi.org/10.4000/trans.196
9. « (…) Lucien-Samir Oulahbib montre que la pensée de Blanchot, entre autres, appartient au nihilisme « antirationaliste » qu’il définit comme volonté d’ « empêcher l’individu d’appréhender son action spécifique dans le monde19 ». Dans ses essais comme dans ses récits, il chercherait à contraindre le lecteur à l’« errance » pour lui faire adopter un « devoir être qui se détache du monde, qui le nie de telle sorte qu’il n’est plus possible d’appartenir à quoi que ce soit d’autre qu’à cette négation même20 ». Autrement dit, la négation devenant chez Blanchot puissance d’arrachement au monde bloque tyranniquement toute possibilité de produire du sens. D’une certaine manière, « La parole vaine » (postface au Bavard de 1960) vérifie cette proposition et éclaire ses enjeux esthétiques.
Blanchot y défend d’emblée deux valeurs pour la littérature : l’absence et le néant. Qualifier, dès la première page, le récit d’ « histoire de fantômes21 », c’est placer la littérature sous le signe de la perte, et, partant, en proposer une vision nostalgique. Le qualifier, ensuite, de « nihilisme presque infini22 », c’est placer la littérature sous le signe non pas de l’impuissance absolue (qui « nous immobiliser[ait] dans la certitude du néant23 ») mais du doute, de l’ambiguïté essentielle de la parole, que reproduisent la syntaxe et la pensée enroulées et infiniment paradoxales de Blanchot. Le « nihilisme de la fiction réduite à son essence24 » qu’est Le Bavard contraint à « nous lier, par la passion du vrai, au non-vrai, ce feu sans lumière, cette part du feu qui brûle la vie sans l’éclairer25 » : les retournements et les figures d’opposition (l’image du « feu sans lumière ») éloignent du terme d’une définition stable. Aussi peut-on comprendre que Blanchot retienne précisément cela du Bavard , cette conception du langage et de la littérature qui est d’abord la sienne – comme le signale explicitement la présence d’expressions structurant, ailleurs, sa pensée (la « part du feu26 » ; le « regard d’Orphée27 »). On comprend que ce qui retienne Blanchot soit la manière dont la parole absente et éloigne de soi et dont le « je » s’irréalise. Néanmoins, en soutenant que la « fascin[ation] » exercée par Le Bavard vient de ce qu’il dirait la vérité du langage littéraire (« Parler sans commencement ni fin, donner parole à ce mouvement neutre qui est comme le tout de la parole, est-ce faire œuvre de bavardage, est-ce faire œuvre de littérature ?28 »), il impose l’idée que la littérature ne fait que répéter inlassablement la vanité de sa parole. Par conséquent, non seulement la parole littéraire n’a pas de prise sur le monde, mais elle n’offre pas de prise à celui qui parle sur lui-même, sinon à lui-même comme être de langage. Il en résulte que la littérature se fait la voix de la perte qui ne cesse de s’accomplir dans la prise de parole. Parce qu’il clôt ainsi la parole littéraire sur elle-même, il l’arrache à la fois à son historicité et au monde. Certes, il relativise son analyse en l’inscrivant dans le cadre circonstanciel d’un entretien avec Bataille (se souvenant d’avoir évoqué avec Bataille la possibilité d’écrire sur ce livre, Blanchot considère cette postface comme « une suite à cet entretien29 »). Mais la conception qu’il défend nie cette relativisation : elle contient au contraire un absolu donné pour universel – l’autosuffisance de la littérature, comme forme radicalisée de l’autonomie défendue par le romantisme d’Iéna.
- 19Lucien-Samir Oulahbib, Le Nihilisme français contemporain. Fondements et illustrations, Paris, L’H (…)
- 20, p. 73 et 75.
- 21Maurice Blanchot, « La parole vaine » , cit., p. 137.
- 22, p. 139.
- 23, p. 139.
- 24., p. 139.
- 25, p. 139.
- 26, p. 139.
- 27, p. 148.
- 28, p. 146.
- 29, p. 137.