14 novembre 2025

Jusqu’à la victoire ! La plus longue guerre d’Israël

 

                                                                                                                                            Préface de Jacques DEWITTE

(voir conclusion plus bas)

 

De l’aveuglement à la lucidité

En réfléchissant aux implications de la « conceptsia »

 

Il y a une formule qui faisait florès à une certaine époque chez les intellectuels français et qu’Alain Finkielkraut avait souvent à la bouche : « Penser l’Événement ». C’est dans doute Claude Lefort qui l’a lancée. Elle opère une conjonction entre une quasi mystique de l’« Événement » (ou du « Nouveau ») et une exigence d’ordre conceptuel, puisqu’elle incite à forger des concepts neufs face à une réalité déconcertante, inouïe et, pensait-on, impossible à comprendre à partir des concepts hérités (Mai 68, le totalitarisme communiste). Il me semble qu’avec ses chroniques et avec ce livre, Pierre Lurçat a très exactement effectué ce que dit cette formule, qu’il a véritablement cherché à « penser l’événement » : face à la réalité nouvelle du 7 octobre, mettre en question plusieurs notions héritées qui en entravent la compréhension et empêchent d’y faire face, mettre en place un nouvel appareil intellectuel et spirituel.

Cette préface est le prolongement de l’échange amical à distance (entre Bruxelles ou Berlin de mon côté, et Jérusalem de l’autre), que j’ai depuis quelques années avec Pierre Lurçat, un échange fructueux dans lequel je vois le prolongement de mon amitié avec son père François Lurçat (1927-2012) et du dialogue fécond d’une dizaine d’années que j’ai eu avec lui, portant sur diverses questions philosophiques[1].

Mon propos sera de commenter et de prolonger Pierre Lurçat de manière à la fois proche et distanciée, en donnant une articulation philosophique plus rigoureuse à des plusieurs thèmes de sa réflexion que nous avons déjà commentés dans notre échange. Je m’abstiendrai de faire de longues citations qui feraient double emploi avec le livre. Je tiens à préciser que, si je suis un ami d’Israël, je ne l’ai jamais visité. Ce que j’en connais vient de différentes sources, dont précisément les livres et les textes de Pierre Lurçat.

 

LA CONCEPTSIA

Aussitôt après le 7 octobre, même vu de l’étranger, il est apparu assez vite qu’une réflexion fondamentale se faisait jour en Israël. Elle consistait à se rendre compte que l’incompréhensible échec à anticiper l’attaque et à y réagir tout de suite n’était pas dû à des causes matérielles et techniques, mais à une déficience d’un autre ordre, à une dimension complexe incluant la sphère des idées, des idéaux et des représentations.  J’ai appris ainsi l’existence d’une certaine théorie dont je n’avais jamais entendu parler, appelée « conceptsia », une notion qui avait été élaborée après l’attaque surprise de 1973 et qui reprenait pour ainsi dire vigueur après celle de 2023 (je renvoie à Pierre Lurçat pour en trouver une définition).

A côté de ma sympathie pour le peuple d’Israël, ceci a suscité tout de suite chez moi un grand intérêt intellectuel, car le rôle joué par la dite « conceptsia » rejoignait un thème philosophique qui m’occupe depuis longtemps : l’énigme humaine d’un aveuglement obstiné face à des réalités pourtant évidentes. Cet intérêt initial s’est précisé peu à peu à la lecture de divers articles et plus particulièrement des chroniques de Pierre Lurçat, désormais rassemblées dans le présent livre. Lurçat avance que la « conceptsia » a joué un grand rôle dans la « diabolique surprise » du pogrom du 7 octobre, en empêchant de « voir » ce qui se préparait, mais qui pourtant n’était quasiment pas dissimulé, et qu’elle a donc contribué à un inexplicable aveuglement.

 

L’AVEUGLEMENT  

L’aveuglement est un phénomène humain qui a quelque chose d’abyssal. Il ne s’agit pas à mes yeux d’un simple « biais cognitif » (je n’aime pas ces concepts avancés par certaines sciences : « distorsion cognitive », « biais cognitif »), mais bien d’un phénomène psychique ayant une dimension existentielle, qui affecte l’âme et pas seulement l’esprit ou le cerveau. Comme tant d’autres phénomènes négatifs ou pathologiques (la haine, le mensonge, la folie), il met en jeu des aspects fondamentaux de l’être de l’homme, et en particulier sa liberté.

Toutefois, il y a plusieurs manières d’être aveugle, plusieurs manières de ne pas voir ce qu’il faudrait voir. J’ai pris le parti de distinguer entre deux phénomènes différents, que j’appelle respectivement « cécité » et « aveuglement » (même s’il peut y avoir des chevauchements).  Lorsque quelqu’un ne voit pas que la femme avec laquelle il parle est enceinte, alors que cela devrait, comme on dit, sauter aux yeux (un exemple évoqué par Proust), c’est un cas d’inattention ou de distraction, et je parle alors de cécité. Il en va de même lorsqu’on est confronté à un phénomène qu’on ne connaît pas, qu’on ne voit pas parce qu’on n’y a jamais été initié ; c’est aussi une « cécité ».

Il en va tout autrement pour l’aveuglement, qui fait intervenir une tout autre dimension : une attitude de refus d’admettre la réalité même de ce que l’on a pourtant sous les yeux. Clément Rosset a bien décrit et commenté ce phénomène, en parlant d’une « faculté anti-perceptive » :

« S’il est une faculté humaine qui mérite l’attention et tient du prodige, c’est bien cette attitude, particulière à l’homme, de résister à toute information extérieure dès lors que celle-ci ne s’accorde pas avec l’ordre de l’attente et du souhait (…) Cette faculté de résistance à l’information a quelque chose de fascinant et de magique »[2]

C’est, écrit Rosset, comme si on tirait un « verrou » ou un « rideau de fer » entre le regard et le réel. Rosset avance quelques exemples littéraires : le Boubouroche du vaudeville de Courteline, qui s’obstine à ne pas voir que sa femme le trompe alors qu’il la surprend, le Swann de Proust qui écarte l’idée que Odette serait une femme entretenue au moment même où il lui verse sa mensualité, et plusieurs épisodes du Don Quichotte. Sur un registre moins drôle, il y a bien entendu ce phénomène considérable que fut et reste encore l’aveuglement idéologique, tel que celui des communistes face à la réalité du régime soviétique et de ses crimes avérés.

Mais alors, face au phénomène psychique, et pas seulement « cognitif », de l’aveuglement, quelle attitude adopter ? Convaincre la personne aveuglée pour qu’enfin elle « ouvre les yeux », qu’elle cesse de passer à côté du réel ? Suffit-il, pour échapper au sortilège de l’idéologie, « d’en appeler à la réalité »[3] ?

Je crois que les choses ne sont pas aussi simples, parce rien n’est jamais simple chez l’être humain. Il est certes important de se confronter, autant que possible, aux « faits », à la « réalité » brute. Mais l’être humain est ainsi fait qu’existe pour lui une autre dimension, celle du regard préalable, du discours, des idées, des idéologies, des représentations. Celle aussi du langage, en une relation mutuelle sans terme premier : pas de réel sans langage, mais pas non plus de langage qui n’ouvre sur une certaine réalité.

J’en suis venu à la conviction que l’aveuglement, qui est un bouclage sur soi, a quelque chose d’indépassable, et de quasi indestructible. Il ne suffit pas de montrer avec insistance à l’aveuglé la réalité qu’il ne veut pas voir. Cela réussit rarement.  Car, je le répète, pour nous, êtres humains, il n’y a jamais quelque chose comme un « pur fait » ou une « pure réalité » – cela n’existe pas. Notre perception du réel, notre expérience de toute chose, est originairement clivée ou dédoublée entre « les choses » réelles et le « regard » porté sur elles.

Bien sûr, il ne faudrait pas envisager cela non plus de manière trop radicale. Il peut exister une acceptation progressive d’une réalité jusque-là inacceptable. Toutefois, cela ne sera jamais un simple acte réceptif passif, mais bien, simultanément, une attitude active, une modification du regard préalable et du discours tenu jusque-là sur la réalité pour la recevoir. Il faut que l’esprit, ou plus exactement l’âme soit prête à accueillir telle ou telle réalité, tel ou tel fait.

Ce qui vient d’être dit, vaut, me semble-t-il, pour le 7 octobre et la « conceptsia ». Celle-ci a entraîné un aveuglement devant la réalité du Hamas et de ses plans, a empêché de « voir » ce qui pourtant aurait dû « sauter aux yeux »[4]. En outre, il y a beaucoup à parier que la « conceptsia », bien que réfutée par le fait même du 7 octobre, va continuer à exister comme croyance et comme idéologie. Le choc des faits n’aura pas suffi à la démentir. Les croyances ont la vie dure, comme l’exprime bien la phrase entendue un jour par le psychanalyste Octave Mannoni dans la bouche d’un patient : « Je sais bien, mais quand même » [5].

Pourtant, l’aveuglement n’est pas entièrement fatal : un changement est possible si s’effectue ce qu’on peut appeler une conversion du regard : une modification du regard préalable sur le réel, qui amène à accueillir une réalité qui avait été occultée.

En l’occurrence, tout en gardant à l’esprit une forme de scepticisme – un doute quant à la possibilité d’une réfutation d’une croyance illusoire bien ancrée – on peut tout de même s’efforcer, de réfuter en une argumentation aussi rationnelle que possible, ladite conceptsia.

Le nœud de l’aveuglement est peut-être à situer, comme pour toute croyance illusoire, dans un « souhait », un « désir » (en allemand : Wunsch) qui, selon Freud, sous-tend toute illusion (comme il l’écrit dans L’avenir d’une illusion [6]).  Quel serait en l’occurrence, le « désir » en question ? Peut-être un désir que l’on pourrait appeler « humaniste » ou humanitaire » : le désir généreux mais illusoire d’avoir affaire dans tous les cas à d’autres qui sont « comme nous ». C’est sur cette voie que l’on doit s’engager si on veut chercher à déconstruire la croyance illusoire :  examiner dans quelle mesure ce « comme nous » a un sens.

Jacques DEWITTE

[1] Ma relation avec François Lurçat a commencé peu après la parution de L’autorité de la science (1995) où cet éminent physicien mettait en garde contre le pouvoir démesuré pris dans la société actuelle par la science moderne et son mode de pensée.

[2] Le principe de cruauté, Minuit, 1988, pp. 59-60.

[3] Ainsi, Eric Werner, commentant Hannah Arendt, écrit : « L’idéologie, étant logique d’une idée, la seule manière d’en venir à bout est d’en appeler à la réalité. » “.

 

[4] Lurçat parle à plusieurs reprises d’une « cécité » là où je parlerais plutôt d’un « aveuglement », mais ce n’est pas grave.

[5]  Cité dans O. Mannoni, Clefs pour l’imaginaire ou l’Autre Scène, Seuil, 1969.

[6] Thème repris par François Furet dans Le passé d’une illusion, consacré à la séduction de l’idéologie communiste au XX siècle.

 

En guise de conclusion…

Une étincelle d’hébreu : Ad Hanitsa’hon!

L’écriture de ce livre s’achève alors que la guerre la plus longue imposée à Israël par ses ennemis marque son deuxième anniversaire et que rien ne permet, à l’heure où ces lignes sont écrites, de dire quand elle sera terminée. C’est d’ailleurs l’un des sujets de discorde interne à Israël les plus vifs ces dernières semaines : entre ceux qui pensent que la guerre pourrait être interrompue par l’arrêt unilatéral des combats par Israël et que cela amènerait – comme par magie – le retour des otages encore captifs et la “paix”.

Un tel espoir est évidemment illusoire et relève à la fois de l’auto-persuasion – ou si l’on préfère, de la campagne de propagande intérieure (et extérieure) menée par les organisations du camp “Tout sauf Bibi” – et de la fameuse “Conceptsia” que nous nous sommes efforcés de décrypter dans les pages qui précèdent. L’auteur de ces lignes, on l’aura compris, fait partie du camp opposé, celui qui soutient sans la moindre réserve les objectifs de guerre affichés par le gouvernement et par l’armée d’Israël et qu’on peut résumer en deux mots : “Ad Hanitsa’hon!” = Jusqu’à la victoire

Ce clivage entre les partisans d’une reddition inconditionnelle d’Israël et ceux d’une poursuite de la guerre jusqu’à la victoire n’est en réalité pas seulement stratégique ou politique, car il est aussi psychologique ou existentiel. Comme le remarquait récemment Haggai Segal dans les colonnes de Makor Rishon, il est significatif de constater qu’un des “tubes” écrits pendant cette guerre est la très optimiste chanson “Od yoter tov” (“Cela sera encore mieux”) de Sasson Shaulov, qu’il compare à celle – déprimante et pessimiste – de Yehuda Poliker, écrite pendant la Deuxième Intifada.

En réalité, si l’on poursuit cette analyse plus avant, c’est sans doute le clivage fondamental au sein de la société israélienne. Il oppose non pas la droite et la gauche, ou les religieux et les laïcs (car l’immense majorité des Israéliens se situe dans un vaste “entre-deux”, qu’on définit souvent comme traditionnaliste, ou en tout cas attaché aux traditions). Non, ce clivage oppose, à un niveau plus prosaïque en apparence, mais essentiel – ceux qui regardent le “verre à moitié vide” à ceux qui voient le verre à moitié plein.

Les premiers ne voient que les difficultés, les drames et les tragédies engendrés par la guerre, tandis que les seconds comprennent que celle-ci est aussi pour notre bien (“Gam zou lé-tova!”) et que nous avons remporté en deux ans de guerre plusieurs victoires impressionnantes et quasi-miraculeuses. Les premiers persistent à croire aux illusions mortelles de l’avant 7-Octobre (la “paix”, les “garanties internationales” ou les “négociations avec le Hamas”), tandis que les seconds ont compris que le seul langage que le Hamas et nos autres ennemis comprennent est celui des armes.

Le “jugement de Gaza”

Comme l’écrivait Emmanuel Shiloh dans les colonnes de Besheva vendredi dernier, “L’année 5786 sera celle du jugement de Gaza… Si nous n’asséchons pas jusqu’au bout le marécage empoisonné de Gaza, il continuera d’engendrer de nombreux moustiques agressifs et dangereux. Si ceux qui ont commis à notre encontre le massacre terrible du 7-Octobre parviennent à rester debout au terme de deux ans de guerre, cela sera un signe pour tous ceux qui nous veulent du mal de préparer le prochain massacre. Gaza, qui a amené sur Israël la plus grande catastrophe de son histoire, doit devenir un exemple, un avertissement de la fin attendue pour tous ceux qui fomentent de nous attaquer et de nous anéantir”. Oui, tout comme Carthage selon les mots de Caton l’ancien, « Delenda est Gaza », Gaza doit être détruite, pour que nos ennemis sachent à quoi s’en tenir à l’avenir s’ils s’avisaient de réitérer leurs crimes !

La guerre terrible déclenchée par le Hamas il y a deux ans signifie aussi, comme l’a observé le rabbin Oury Cherki, l’irruption d’un événement biblique en pleine modernité. C’est d’ailleurs l’une des raisons de l’incompréhension fondamentale d’une partie des “élites” occidentales envers la politique israélienne depuis le 7-Octobre : Israël se bat non seulement pour gagner la guerre, mais aussi pour réintroduire dans la vie politique internationale des normes morales, qui en sont aujourd’hui largement absentes. Israël affronte en effet contre l’axe du mal, et cette expression n’est nullement une figure de style ou une métaphore.

Elle désigne très exactement ceux qui voient en Israël un ennemi à éradiquer et qui – de Gaza à Téhéran et du Yémen au Liban – tentent par tous les moyens de mettre à exécution leurs sinistres desseins. Face à cet axe du mal, et face au Mal absolu incarné par le Hamas et ses alliés, Israël représente le Bien absolu et le phare d’une humanité qui doute d’elle-même et de ses valeurs. C’est pourquoi la victoire d’Israël ne sera pas seulement une victoire militaire et stratégique, qui est déjà en passe de remodeler la région tout entière.

Une victoire métaphysique

Cette victoire sera également une victoire morale et spirituelle, et pour ainsi dire métaphysique : victoire du judaïsme, qui éclaire et embellit notre monde, sur les barbares de l’islam le plus rétrograde, victoire du peuple qui sanctifie la vie contre ceux qui sanctifient la mort, victoire de l’esprit et du D.ieu d’Israël contre le “Dieu” maléfique de ceux qui s’en sont pris de manière abominable au peuple Juif, porteur de l’Alliance et de la Parole divine. La victoire d’Israël contre le Hamas et ses alliés inaugurera peut-être, comme je l’espère avec beaucoup d’autres, une nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité.

Elle pourrait ainsi signifier que la voix d’Israël – porteuse du message biblique et du Décalogue tellement bafoué au cours des siècles – serait désormais à même d’être mieux écoutée et d’être entendue… L’instauration d’un véritable sanctuaire et d’une sécurité authentique pour les Juifs sur leur terre retrouvée serait ainsi concomitante du retour de la Parole divine – et de la parole en général – dans un monde soumis au règne mensonger de l’image, comme l’explique bien Jacques Dewitte dans sa belle préface.

Alors que le monde entre dans l’année 5786 du calendrier juif, souhaitons que cette nouvelle année soit celle de la victoire d’Israël sur ses ennemis et du rétablissement de la souveraineté israélienne sur tout l’espace compris entre la Mer Méditerranée et le Jourdain (qui ne représente qu’une des deux rives de la Palestine mandataire historique, promise aux seuls Juifs par la Déclaration Balfour), prélude à la reconstruction du Temple de Jérusalem, qui sera une bénédiction pour tous les peuples de la terre. Jusqu’à la victoire, Ad Hanitsa’hon!

 

  1. Lurçat

 

(EXTRAIT DE “JUSQU’A LA VICTOIRE! La plus longue guerre d’Israël – Chroniques 2023-2025

Editions l’éléphant 2025)

 

 


En savoir plus sur Resiliencetv.fr Observatoire international des Libertés

Subscribe to get the latest posts sent to your email.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *


En savoir plus sur Resiliencetv.fr Observatoire international des Libertés

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture