28 mars 2024

Enseignants-chercheurs : la révolution nécessaire


Les universitaires sont en émoi. Les messageries fonctionnent dans tous les sens, on signe des pétitions, on prépare des grèves. Un décret est tombé, fixant des dispositions statutaires nouvelles applicables aux professeurs d’université. De quoi s’agit-il ?

Il faut dire tout d’abord que le nouveau statut d’« autonomie » conféré aux universités ne traduit pas une réelle « autonomie », laquelle signifierait que les universités puissent se financer, décident du salaire des enseignants défonctionnarisés, et délivrent leurs propres diplômes. On en est loin, et c’est très relativement qu’on utilise ce terme, même s’il est prévu que les universités pourront désormais recevoir de l’argent privé (beaucoup d’étudiants s’en émeuvent, ils voient déjà le capitalisme diriger leurs épreuves… Ils devraient se rassurer, il est peu probable que des entreprises privées investissent dans le monde de Kafka). L’autonomie signifie ici une déconcentration, mot d’ailleurs employé dans le décret. Désormais un certain nombre de décisions seront prises par le président d’université, et non plus par les services ministériels concernés. En même temps, il est demandé aux universités une véritable évaluation du travail des enseignants. D’où le double courroux.

Dans l’université, les enseignants sont appelés « enseignants-chercheurs », ce qui signifie clairement qu’ils doivent à la fois enseigner et travailler à la recherche. Les deux activités d’ailleurs s’auto-alimentent. En principe, un universitaire délivre des cours qui correspondent à l’état de sa recherche, et dans le même temps, le permanent face-à-face avec les étudiants doit lui permettre pour ainsi dire de tester ses réflexions, au regard des questions qui lui sont adressées. Les deux activités sont donc complémentaires. Naturellement, il est des disciplines plus ou moins propices à la recherche. Mais aucune ne saurait demeurer immobile, et aucun cours voué à être indéfiniment répété. Le décret en question rappelle que le temps de travail d’un enseignant-chercheur est celui de référence dans la fonction publique, soit 1 607 heures par an. Au sein de ce compte global, il lui est demandé pour l’année 128 heures de cours magistral, ou 192 heures de travaux dirigés. Naturellement, il faut compter en sus la préparation des cours, la pédagogie et certaines tâches administratives. La moitié environ des 1 607 heures est consacrée à la recherche. Or il se trouve que nombre d’enseignants ne « cherchent » pas, ou peu, pour toutes sortes de raisons. Il est donc prévu dans le décret que la recherche de chacun soit régulièrement évaluée, et que les autorités puissent exiger de ceux qui ne sont pas vraiment des « chercheurs » davantage de charges d’enseignement. Il est même prévu que cet enseignement supplémentaire puisse être accompli dans une autre université de la même académie, si l’université en question ne requiert pas d’heures supplémentaires.

Cette redistribution du travail soulève la colère de nombre d’enseignants, et constitue le premier motif des motions de grève qui circulent actuellement. Ils affirment que le décret identifie l’enseignement à une sanction, et engendre une concurrence entre collègues… N’importe quel Français de bonne foi (ils sont l’immense majorité) jugera naturel que le travail des enseignants-chercheurs soit évalué, comme celui de n’importe quel salarié, et que la recherche, quand elle est inexistante, soit compensée par davantage d’enseignement, afin que le salarié honore son contrat et mérite son salaire prélevé sur les deniers publics. Et ce, d’autant plus en temps de crise, lorsqu’il devient nécessaire de comptabiliser avec rigueur et de renoncer aux gaspillages des temps d’euphorie, et lorsque tous font les frais de cette rigueur, dont on ne voit pas pourquoi les enseignants- chercheurs seraient les seuls épargnés. Quant à la concurrence entre collègues, elle traduit plutôt une diversité, puisque le choix est laissé à tout enseignant- chercheur de faire ou non de la recherche. Veut-on dire que l’on introduit par là une différence entre les enseignants chercheurs et les autres ? Mais l’université n’est pas un jardin d’enfants, où l’on fait tout pour éviter la naissance des hiérarchies symboliques, parce qu’il faut grandir avant de pouvoir affronter la vraie vie. Les hiérarchies symboliques entre les chercheurs, plus ou moins confirmés, et les non-chercheurs, existent déjà, mais il faudrait les taire, ne pas les reconnaître, afin de faire semblant de vivre dans une communauté égalitaire, isolée de la société réelle ? Voilà bien un sentiment français. Le souci d’égalisation ne pourra jamais raboter les plus grands ni lobotomiser les plus brillants. A ce stade, il demeure une belle hypocrisie.

Le second motif de courroux concerne la prise de décision. Comme nous l’avons dit, elle se fera dorénavant au niveau de chaque université. Et la crainte est grande que l’arbitraire ne s’y glisse, tant le président acquiert de pouvoirs, même s’il demeure assisté par ses Conseils. Le sentiment permanent des grévistes potentiels est qu’une décision prise au niveau national a toute chance, ou davantage de chances en tout cas, de demeurer neutre et objective, de juger en toute impartialité. C’est faire peu de cas des énormes scandales qui ont affecté de grandes entreprises publiques ou des décisions ministérielles, ne serait-ce que ces dernières années. Mais on a tendance à préférer la décision d’un gouvernant lointain et anonyme, dont les copinages au moins se drapent sous l’honneur public, à celle d’un petit chef dont il faudra peut-être gagner la confiance à coups d’oeillades. Et avouons-le, il est plus commode pour un salarié de travailler sous le regard éteint d’une instance invisible, qui ne sait même pas qu’il existe, plutôt que sous le regard de personnes vivantes qui en l’occurrence, constatent le travail accompli. Voltaire écrivait déjà qu’il préférait obéir à un seul grand despote qu’à une assemblée de petits… Naturellement, la question se pose, comme elle se posait aussi au XIX e siècle à l’époque de la montée du libéralisme (en tout cas dans sa signification d’alors). C’est encore ici, sans doute, une question d’équilibre et de proportion. Nous sortons d’une époque où la gestion de l’université est si centralisée qu’il nous faut corriger les défauts et les perversions de la décision unique, lointaine et anonyme. Il faudra sans doute veiller à ce que les présidents d’université ne soient pas les séides des syndicats ou d’on ne sait quel groupe de pression : c’est le problème de toute institution porteuse d’un minimum d’autonomie.

Il est probable qu’au moins dans un premier temps, les universités renâcleront à appliquer ce décret, sous la pression du mécontentement interne. Mais l’inusable bon sens est le maître de l’histoire. Peu à peu, on se fatiguera de l’égalitarisme imbécile qui impose d’appliquer à la lettre, dans la société civile, la parabole des ouvriers de la onzième heure. Les universitaires jouissent d’une liberté entière quant au contenu de leur enseignement et aux thèmes de leur recherche. Ils sont protégés par leur statut de tout licenciement ou écart de salaire. C’est bien le moins, qu’on leur demande quelque compte sur l’étendue du travail fourni. Quant à l’argument selon lequel personne ne saurait les évaluer, parce qu’ils ne sont en aucun cas des salariés ordinaires… n’y a-t-il pas là une jactance patricienne, marouflée sur le discours égalitaire?

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