Entrevue à paraître dans Le Point. Propos recueillis par Christophe Ono-dit-Biot. Pierre-André Taguieff est philosophe, politologue et historien des idées, et directeur de recherche au CNRS, rattaché au Centre de recherche politique de Sciences Po Paris. Il est notamment l’auteur de Wagner contre les juifs (ed. Berg) et Le Nouveau national-populisme 9CNRS editions).
Le Point : Pourquoi agresse-t-on les juifs ?
Pierre-André Taguieff : C’est le triste héritage de siècles d’une haine visant spécifiquement le peuple juif, une haine mêlée de crainte et parfois d’envie ou de jalousie, nourrie ou légitimée par des arguments théologico-religieux, économico-financiers, antireligieux (au siècle des Lumières), pseudo-scientifiques (la « doctrine des races » au XIXe siècle), et enfin politiques, de l’antisémitisme nationaliste de la fin du XIXe siècle européen à l’antisionisme radical de la fin du XXe. Les juifs sont perçus par ceux qui les haïssent comme aussi redoutables que vulnérables. Cette perception ambivalente entretient et renforce la haine antijuive. D’où ce mélange de lâcheté (s’attaquer à des passants, à des enfants ou des écoliers sans défense) et de ressentiment (la rage née d’un sentiment d’impuissance devant la satanique surpuissance juive, inévitablement occulte).
Comment comprendre que perdure l’antisémitisme malgré l’Histoire ?
Ce qui caractérise la judéophobie dans l’Histoire, c’est d’abord qu’elle est « la haine la plus longue » (Robert Wistrich), ensuite qu’elle n’a cessé de prendre des formes nouvelles, de s’adapter à l’esprit du temps, de trouver de nouveaux alibis, d’inventer des justifications inédites. Peu importe aux antijuifs le caractère contradictoire des griefs : les juifs sont en même temps et indifféremment accusés d’être trop « communautaires » ou « identitaires » (trop religieux, « solidaires » entre eux, nationalistes, sionistes, etc.) et trop cosmopolites (nomades, internationalistes, etc.). Léon Poliakov rappelait que «les juifs ont de tout temps stimulé l’imagination des peuples environnants, suscité des mythes, le plus souvent
malveillants, une désinformation au sens large du terme », et qu’« aucun autre groupe humain ne fut entouré, tout au long de son histoire, d’un tel tissu de légendes et superstitions».
S’agit-il, comme le disent des jeunes gens d’une école juive ce matin, de « jalousie qui se transforme en haine »?
Il y a bien de la jalousie, alimentée par divers stéréotypes, dont celui du « juif riche », celui du juif puissant dans la finance, la politique, les médias. D’où le raisonnement type qu’on rencontre dans certains entretiens semi-directifs avec des jeunes marginalisés : « Si nous sommes malheureux, pauvres, exclus, sans travail, c’est de leur faute. » Les juifs sont accusés de prendre toutes les places (les bonnes), d’occuper tous les postes désirables. S’ajoute l’accusation
de la « solidarité juive » : « Ils se tiennent entre eux. » Les antijuifs convaincus voient les juifs comme une espèce de franc-maçonnerie ethnique, pratiquant le népotisme à tous les niveaux, dans tous les domaines. « Ils sont partout », « Ils ont le pouvoir », « Ils nous manipulent » : thèmes d’accusation fantasmatiques exprimant une paranoïa socialement banalisée. Dans le jeu des passions antijuives, le ressentiment mène la danse : une haine accompagnée d’un sentiment d’impuissance, qui ne cesse de l’aiguiser comme de l’aiguillonner. La jalousie sociale en est la traduction courante. Mais il faut creuser plus profondément. L’essentiel sur la question a été exposé par Elias Canetti en 1960 : « Ils ont suscité l’admiration parce qu’ils existent encore. […] Il leur avait été donné le maximum de temps pour disparaître sans traces, et pourtant ils existent aujourd’hui plus que jamais. » Comment peut-on encore être juif ? C’est la question qui taraude toujours l’esprit des ennemis des juifs. Voués à être encore longtemps exaspérés, au point peut-être de finir par être désespérés. Ce serait une excellente nouvelle !
Quels sont les ressorts de l’antisémitisme contemporain ?
Ils dérivent de plusieurs facteurs, liés d’une part à des héritages ou des traditions (les restes du vieil antijudaïsme chrétien, le réveil ou la réinvention de la judéophobie musulmane sous l’impulsion de l’islamisme,
etc.) et d’autre part au contexte international, où le conflit israélo-palestinien, et plus largement israélo-arabe, remplit une fonction symbolique sans équivalent. Israël joue en permanence le rôle du diable, mis en scène par un discours
de propagande mondialement relayé. En outre, le jumelage de l’antiaméricanisme rabique (élargi en antioccidentalisme) et de l’antisionisme radical se rencontre autant dans les mouvances de la nouvelle extrême gauche « antimondialiste » que dans celles de l’islamisme, qu’il s’agisse des Frères musulmans en costume-cravate, des salafistes ou des djihadistes avérés, sans parler des inquiétants illuminés à l’iranienne.
Ces derniers ont agrémenté leur antisionisme d’Etat d’emprunts au discours négationniste, honorant Faurisson et Dieudonné. Rappelons au passage que le négationnisme est fondé sur l’accusation de mensonge visant « les sionistes », c’est-à-dire les juifs (à l’exception des inévitables juifs antijuifs, ou « alterjuifs», qui, pour des raisons diverses, épousent la cause des ennemis des juifs). « Les juifs sont les grands maîtres du mensonge » : cette formule de Schopenhaueur était particulièrement appréciée par Hitler, qui la cite dans « Mein Kampf». Ceux qui accusent les juifs d’avoir forgé le « mensonge d’Auschwitz », d’avoir donc inventé le « bobard » de leur extermination par les nazis, reprennent à leur compte cette accusation, stade suprême de la diffamation d’un peuple tout entier. Sur le plan idéologique, la principale nouveauté identifiable depuis environ trois décennies est la suivante : qu’elle soit portée par les « antimondialistes » radicaux ou par les islamistes, la judéophobie fait désormais couple avec l’occidentalophobie, ou l’hespérophobie.
En 1998, définissant le djihad mondial, Ben Laden avait formalisé cette vision manichéenne en désignant l’ennemi absolu de l’islam comme « l’alliance judéo-croisée ». Le 23 février 1998, le journal londonien Al-Quds al-Arabi publiait la « Déclaration» ou la charte fondatrice du « Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés». «Les croisés», ici, c’est l’Occident, chrétien et déchristianisé.
Lire la suite sur le site du Centre consultatif des relations juives et israéliennes
Le nouveau national-populisme
Extraits : "
Ce qu’on appelle «- le populisme- » n’appartient pas
aux conseillers en communication ni aux commentateurs
spécialisés, journalistes ou politologues médiatiques,
voués à commenter les enquêtes d’opinion et les
résultats électoraux. Depuis le début des années 1990,
lancé en France par la mise en scène spectaculaire de
l’affrontement Tapie-Le Pen, le mot «-populisme-» scintille.
Il séduit toujours les amateurs de notions floues
applicables à un ensemble indéfini de phénomènes. Et il
comble les «-terribles simplificateurs-» qui emploient les
mots politiques comme des massues. C’est pourquoi ses
utilisateurs n’éprouvent jamais le besoin de le définir,
encore moins de le construire comme un concept opératoire
ou un modèle d’intelligibilité des phénomènes politiques.
Le mot n’appartient pas non plus seulement aux
historiens ou aux sociologues spécialisés dans l’étude
des partis ou des mouvements dits populistes, s’efforçant
de jeter des ponts entre leurs analyses des formes
culturelles et politiques du populisme. Comme le mot
«-fascisme-» naguère, «-populisme-» a conservé dans les
travaux savants qui l’utilisent pour désigner leur objet
la charge polémique et la fonction accusatoire caractérisant
ses emplois dans le langage politique et médiatique
courant. L’historien Maurice Agulhon, s’interrogeant
en 1997 sur le succès alors récent du mot «-populisme-»,
formulait comme une hypothèse qu’«- il faut bien un
mot pour désigner la famille des démagogues dangereux
– ». Dangereux bien sûr pour «- la démocratie- ».
C’est là supposer qu’au «-bon-» usage du peuple par les
«- démocrates- » authentiques s’oppose un «-mauvais- »
usage du peuple par les «-faux-» démocrates qui sont de
vrais démagogues. Les premiers sont censés défendre les
libertés démocratiques, les seconds être mus par des pulsions
ou des projets autoritaires. Dans un cas, l’amour
du peuple est une vertu, dans l’autre un vice, un simulacre,
une ruse plus ou moins perverse. La démophilie
apparaît dès lors comme ambivalente-: jugée «-bonne-»
lorsqu’elle «-monte-» vers l’idéal démocratique (ou républicain),
«-mauvaise-» lorsqu’elle «-descend-» ou «-dévie-»
vers la dictature. (…)
Chez les élites arrogantes et émancipées vivant dans
un espace sans territoires ni frontières, l’usage accusatoire
du terme «-populisme-» va souvent de pair avec
un mépris du peuple, un mépris affiché doublé d’une
crainte des mauvais penchants prêtés à ceux qui restent
attachés à leur patrie, se sentent enracinés et héritiers
d’une longue histoire, et veulent conserver leur identité
culturelle.
Les élites dirigeantes de droite et de gauche ont abandonné
le peuple, ou plus exactement le «-petit peuple-», la
plèbe ou la «-partie basse-» du peuple (ouvriers, employés,
etc.), qui ne les intéresse plus. La «- démophobie- » des
élites, par-delà la distinction gauche/droite, n’est pas
étrangère à leur conversion à la néo-religion de «- la
diversité-». Le mépris du peuple s’est traduit par la diffusion
d’une nouvelle figure située à l’intersection de la
«-foule dangereuse-» et des inquiétants «-petits Blancs-»
lyncheurs par nature : le «-prolo-» de souche, le «-beauf-»,
supposé brutal, «- réac- » et raciste. En France, il est
censé voter pour le Front national. Ce qui est confirmé
approximativement par les enquêtes d’opinion et les
résultats électoraux depuis le début des années 1990. Les
classes populaires ont été poussées vers le Font national,
puis accusées d’être tendanciellement lepénistes. Dans
le monde ouvrier, la perte de confiance et l’extension de
la défiance vis-à-vis des grands partis se sont traduites
par l’abstention ou le vote Front national-: fin novembre
2011, les résultats d’un sondage sur les intentions de
vote des ouvriers au premier tour de l’élection présidentielle
plaçaient Marine Le Pen en tête avec 43 %, devant
Nicolas Sarkozy (22 %) et François Hollande (20 %). Le
phénomène a été analysé et catégorisé par certains politistes
entre 1995 et 1999-: «-gaucho-lepénisme-» (Pascal
Perrineau), voire «-ouvriéro-lepénisme-» (Nonna Mayer).
Dès lors, être antiraciste, c’était être antilepéniste. C’était
postuler que le «- racisme populaire- » était en quelque
sorte monopolisé, exprimé et exploité politiquement par
un seul parti, le Front national, le type même du parti
d’extrême droite. Les choses se sont compliquées lorsque
la caractérisation de son leader comme «-populiste-» s’est
diffusée comme une nouvelle évidence dans l’espace
médiatique. Être antilepéniste signifiait désormais être
antipopuliste. (…)
Débats
19/01/2012
Pierre-André Taguieff
978-2-271-07270-2
12 x 17 cm
123 pages
"Tenus à l’écart du pouvoir politique par une stratégie défensive recourant à la diabolisation, les nouveaux populismes identitaires ou protestataires sont voués à corrompre les démocraties représentatives de l’intérieur. Ils représentent pour elles un défi qu’elles doivent relever avec lucidité et courage." P.-A.T