26 janvier 2025

Mobilité sociale: les biais de Baudelot et Establet

Dans leur livre Avoir 30 ans en 1968 et en 1998 (2000) les auteurs, Baudelot et Establet, amoindrissent certaines variables qualitatives touchant au choix de vie, alors que ce dernier ne peut pas être réduit systématiquement aux mécanismes de la reproduction sociale et autres incidences « improbables » des facteurs contextuels.

Leur primat à la fois méthodologique et épistémologique privilégiant les facteurs exogènes aux décisions endogènes propres au choix de vie des acteurs constitue en effet une grille de lecture apriori non vérifiée au préalable, un croire qui oriente en aval le voir, celui des témoignages recueillis censés éclairer la signification des choix de métier en décalage avec la formation initiale et que les auteurs vont classifier négativement (parfois avec des points d’exclamation, p.172) comme autant de déclassement ; cet axe conclusif sera exclusivement utilisé ici comme mode d’accès à leur travail.

 

Les auteurs utilisent par exemple (p.191) les propos de « Laurent, docteur en sociologie, manœuvre au palais Omnisports du parc de Bercy, père analyste programmeur, mère employée à la Poste » pour démontrer (p.189) le fait que certains jeunes « afin de protéger à tout prix « une « image anticipée d’eux-mêmes dans un « vrai boulot », préfèrent rechercher des emplois ouvriers dont l’éloignement maximal de la profession souhaitée dispense celui qui les exerce de se considérer comme un déclassé potentiel à vie » .

Le propos des deux auteurs vise démontrer que ces jeunes loin de se rendre compte qu’au fond la société ne leur fait pas de place en rapport avec leur niveau d’études (p.12), s’illusionnent plutôt sur leur avenir et qu’au lieu de « (…) la révolte, l’innovation ou la recherche de « nouvelles expérimentations », c’est au contraire la résignation et la soumission au nouvel ordre établi qui frappe les observateurs. (…) « (p.184).

Or le témoignage de « Laurent » semble être bien plus complexe que ce parti pris. Ainsi ce dernier peut-il avancer dans ces propos (p.191) :

 

« Selon ma classification, les meilleurs petits boulots que j’ai eu sont ceux de manœuvre, d’ouvrier, sur les marchés, saisonniers. D’ailleurs, en ce moment, je suis à Bercy au POPB (palais Omnisports de Bercy), j’avais une possibilité de mi-temps cette année dans un bureau d’audit de gestion d’entreprise, j’ai refusé. (…). Non, manœuvre à Bercy, c’est parfait pour moi, ça paye bien, environ 50 francs de l’heure, 100 francs la nuit, 150 francs le dimanche. Mais surtout, j’ai pas les rapports à la con que j’avais ailleurs, quand j’étais vendeur dans les grands magasins ou dans des bureaux. Ici, les rapports sont francs, c’est, comment dire, une ambiance d’ouvriers… »

 

Pourquoi « Laurent » a-t-il « refusé » cette « possibilité de mi-temps cette année dans un bureau d’audit de gestion d’entreprise » MM Baudelot et Establet n’en disent pas un mot.  Pourquoi « Laurent » considère qu’en choisissant le travail de manœuvre à Bercy il n’a pas « les rapports à la con que j’avais ailleurs, quand j’étais vendeur dans les grands magasins ou dans des bureaux. Ici, les rapports sont francs, c’est, comment dire, une ambiance d’ouvriers » les auteurs n’en disent pas plus.

D’autant que les derniers propos « une ambiance d’ouvriers » infirme l’une des autres données de base de leur démonstration : il y aurait, selon eux, « (…) à la base de la plupart des aspirations d’aujourd’hui (…)», le fait consistant «(…) «à échapper à la condition ouvrière » (p 142).  Ce qui laisserait sous-entendre que le tout de la condition ouvrière est rejeté, y compris donc son «  ambiance », qui plaît pourtant à Laurent en tant que manière d’être au monde, mode de vie.

Cette façon d’analyser est déjà bien réductrice présentée ainsi puisque rien ne dit que l’objectif premier des jeunes issues des milieux populaires serait d’échapper à tout prix à la condition ouvrière, alors qu’il s’agit plutôt de trouver, dans la mesure du possible bien entendu, des conditions de vie plus satisfaisantes en termes d’autonomie vis-à-vis des parents (d’où le choix de formations plus courtes) en fonction, certes, de ce que l’on peut prétendre comme salaire et aussi comme  type de rapport social préférant le contact horizontal que la distance verticale comme le souligne le témoignage de Laurent.

 

Cette interprétation erronée des motivations de l’acteur, effectuée par MM Baudelot et Establet se confirme d’ailleurs dans leur analyse d’un autre témoignage. Ainsi une dénommée « Kharima » qui est présentée comme suit (p172) :

 

« Kharima, licence d’économie, vendeuse de cosmétiques à Carrefour, père ouvrier OS, mère au foyer » tient ces propos : « (…) oh !  Finalement je pourrais être vendeuse en parfumerie. Ça ne me gêne pas, c’est même sympa… Mais il me faut un CDI, et qu’on me respecte. Avec 1000 francs en plus ça serait parfait. Non, ça serait bien, j’aurai déjà bien valorisé mon diplôme et je serai définitivement autonome, ce qui est le plus important. Je gagnerai ma vie, comme on dit. (…) » 

 

Les auteurs analysent comme suit : « Tout cela pour ça !!!  Lorsqu’ils évoquent leurs premiers diplômes, ils se souviennent du sentiment de fierté qu’ils éprouvaient. Ils croyaient en l’école et dans la valeur des titres scolaires, ce qui les aidait à supporter la double contrainte des études et du travail. Tous considéraient que leur situation de déclassé sur le marché du travail était provisoire. (…) ».

 

La dernière réaction des auteurs, et surtout leurs points d’exclamation, est déjà symptomatique de leur incompréhension d’ensemble du problème de l’insertion.  Déjà parce qu’ils n’écoutent pas les acteurs. Ainsi Kharima considère que ce qui, pour elle, est le « plus important «, c’est d’être « définitivement autonome ». Pourquoi dit-elle cela ? MM Baudelot et Establet restent muets là-dessus. Ne serait-ce pas aussi parce qu’étant d’origine nord africaine, le poids de la tradition l’assujettit bien plus aux décisions du père, problème qui était monnaie courante dans la jeunesse française fraîchement urbanisée, surtout féminine, après la seconde guerre mondiale ?

Ensuite rien ne dit que Kharima ne puisse pas par la suite prendre plus de responsabilité dans la vente de parfum. Ou dans une autre activité.

D’ailleurs, qu’en est-il du nombre et de l’origine des individus de trente ans dans la création d’entreprises ? Cette problématique est non seulement quasi inexistante (hormis p.144) mais le fait qu’elle diminue n’est pas du tout expliqué.

Et même si on prend la notion d’entreprise dans son sens le plus large, ce qui renvoie à l’acte même d’entreprendre, on s’aperçoit que dans cet ouvrage des faits sociaux comme la création de clubs, d’associations, de groupes musicaux, bref, tout ce qui structure le lien social, et bascule parfois en relations économiques (les groupes musicaux, de nouveaux médias, les clubs sportifs…) existe encore moins.

 

Plus fondamentalement encore, leur parti pris dans l’analyse vient sans doute, et c’est le plus grave, puisqu’il s’agit du cœur de leur démonstration, de leur manière mécanique de corréler les élévations de niveaux scolaires et les élévations d’insertion et surtout de changement de statuts, ce que l’on appelle « la mobilité sociale ». Comme si d’une part l’école pouvait être en mesure, à elle seule, de contrebalancer les inégalités d’origine sociale, surtout lorsque les programmes sont allégés, les redoublements inexistants, le tronc commun pas assez articulé avec des spécialisations. Et que d’autre part elle puisse prévoir les emplois futurs alors que même l’économie est difficilement en mesure de le faire.

 

Ainsi lorsque ces deux auteurs énoncent par exemple que (respectivement pp 57, 152, 153,157) « l’école peut, à moyens constants, mettre sur le marché une quantité plus grande de diplômés et faire ainsi baisser la prime liée aux titres scolaires. » Ou que l’école « risque de perdre (…) l’une de ses raisons d’être essentielles : sa fonction économique d’alimentation du marché de l’emploi en forces de travail qualifié »Et que c’est bien « dans la voie des rendements décroissants que l’école est engagée ».  Pour conclure que la «réforme, la critique, la transformation de l’école (ô combien nécessaire !), perdent toute boussole tant que n’est résolu le problème de l’emploi des jeunes. » ; on peut s’étonner déjà que l’école puisse « mettre sur le marché » quoique ce soit hormis les BTS et les DESS. Car ceci supposerait une coordination structurelle a priori entre école et marché du point de vue de la formation, qui ferait déjà réagir les syndicats d’enseignants et qui surtout est démenti par la réalité.

En effet, et comme l’a démontré Raymond Boudon[1], l’école ne peut d’autant moins suppléer à elle seule à l’inégalité des chances que le degré de réussite endogène y est moindre[2].

 

Par ailleurs l’analyse qu’établissent MM Baudelot et Establet sur la manière dont certaines entreprises à forte main d’œuvre et faible valeur ajoutée de type « fast-food » emploient certains « jeunes surdiplômés » laisse circonspect (pp 158-166) et en dit long sur leur méconnaissance des mécanismes économiques, même s’ils dénoncent à juste titre certains abus. On a en effet déjà tout d’abord presque l’impression, à les lire, que ce type d’entreprise ne pourrait pas exister sans ce « recours systématique à de jeunes surdiplômés » (p 162).

Pourtant, on ne voit vraiment pas pourquoi ces entreprises ne devraient pas employer des personnes surdiplômées, en particulier à leur début, elles ne sont pas responsables de l’inadéquation entre les marchés de l’enseignement et de l’emploi, et donc n’ont pas à en pâtir. Ensuite on a la nette impression que plusieurs lois économiques ne sont pas comprises. Par exemple que les hauts salaires n’existent qu’en prorata avec une haute valeur ajoutée (hors corruption, connivence…) qui n’est pas déduite nécessairement ou seulement d’un surtravail mais aussi et souvent surtout d’une innovation et d’un marché porteur. Par ailleurs, plus les compétences sont rares (fabriquer un logiciel mais aussi animer une émission) plus elles coûtent. Or, l’impression émerge à lire ces auteurs que n’importe quel salaire doit être croissant comme s’il était déconnecté du contexte économique, comme s’il s’agissait au fond d’un droit supérieur à la notion de compétence, cette appréciation étant, dans ce cas-là, de l’ordre du politique au sens léniniste et schmittien d’imposer un rapport de forces indépendamment de la réalité objective de l’ordre considéré, le tout en l’absence de contre-pouvoirs comme ceux de syndicats réellement indépendants (inexistants en pays communistes, Chine d’aujourd’hui comprise).

 

Ce forçage de la réalité objective n’empêche cependant pas de relever aussi, comme l’avait déjà établi Max Weber, que la soif d’acquérir[3], en tant qu’expression dans l’ordre économique du désir d’extension repéré par Hobbes comme synonyme du droit naturel, s’affirme aussi de façon souveraine sans tenir compte de l’être ensemble ou l’affairisme qui réduit alors dans certains cas la notion de profit à celle de spoliation ; ce qui explique en quoi cette toute dernière peut en effet répondre, dans la singularité empirique, à la notion marxienne d’exploitation ; car celle-ci garde une portée théorique locale en ce sens où un profit peut reposer sur le seul rapport de forces ; ce qui renvoie d’ailleurs au principe hobbesien d’extension indéfinie du droit de nature tant que contractuellement une limite éthique (la loi de nature ou Raison chère à Locke) et juridique légitime n’est pas fixée à ceux qui ne comprennent que la force ; et non pas en tant que seul produit historique d’un principe structurel, celui d’un effet de système qui serait uniquement propre à une essence atemporelle celle de la propriété privée dont l’abolition définitive éradiquerait toute « exploitation de l’homme par l’homme ». Il est possible d’observer que ce dernier a priori-là sous-tend l’analyse de Baudelot et Establet.

 

En fait, le concept de « mobilité sociale descendante » s’avère moins précis pour étudier les fluctuations statutaires actuelles visant par exemple à réévaluer certains métiers considérés comme dépassés ou moins « prestigieux ». Sa nature paradoxale (à la fois quantitative et qualitative) l’inscrit bien plus dans le cadre du paradigme productiviste mesurant quantitativement la « réussite » dans la stratification sociale et classifiant le reste de « résidus improbables ». En effet, d’un côté, ce concept saisit le réel étudié plus en termes de statut que de position économique, tout en discréditant le changement de statut, de l’autre côté, même si ce changement peut apporter « plus » à la personne (au sens durkheimien) considérée.

En réalité, il semble bien que depuis toujours l’engagement de certains dans des ordres religieux ou dans des investissements culturels et politiques divers, et de façon plus massive depuis les années 60, l’adhésion au rôle et au métier choisi n’indique pas la recherche d’un statut « mélioratif » mais la volonté de rendre à nouveau plus actuel la notion de « vocation », c’est-à-dire de lui donner un sens qualitatif articulant plaisir et conviction. Ce qui implique pour certains acteurs aux parcours dits « improbables » de penser à cela au-delà de savoir si cette adhésion est d’une part monnayable et d’autre part si elle est ascendante ou descendante par rapport au statut atteint par les parents.

 

Cette considération semble aujourd’hui prendre de plus en plus « corps » socialement à l’ère des organisations horizontales, du co-actionnariat, des économies solidaires, participatives, collaboratives, et également à l’ère de la transformation mutationnelle du système social de production et de reproduction ; cela ne peut donc pas ne pas également interroger le concept de « mobilité sociale descendante » trop quantitativiste.

Dans les années qui viennent et déjà maintenant les individus se perçoivent de plus en plus dans la qualité de leur style de vie que dans son ostentation. La mobilité sociale change. La stratification aussi. Ce qui implique de modifier la nature des concepts en y intégrant une dimension bien plus qualitative[4].

[1] 1973, repris en 1977, commenté en 1990 par Boudon lui-même lors d’une conférence reproduite en 2000 in L’axiomatique de l’inégalité des chances, édition l’Harmattan, p 9 et suivantes et par Charles-Henry Cuin p. 110 et spécialement pp 146-149.

[2] Ibidem, p 17. Ce qui implique note Boudon (idem) que « l’influence de l’origine (…) dépend de la réussite : plus faible lorsque la réussite est bonne, elle devient plus forte lorsque la réussite est faible. » Il préconise d’une part (p.30) de se méfier d’une « prolongation excessive du tronc commun « car « si elle peut abaisser dans une faible mesure les inégalités, (elle) a surtout pour effet de donner à un nombre croissant d’élèves l’impression fondée que le système scolaire ne répond pas à leurs attentes. » Il propose d’autre part (p.31) d’agir « sur les coûts : ils pèsent davantage sur les familles défavorisées que sur les autres. Des bourses d’études peuvent venir corriger le système ». Il préconise également que « peut-être la seule manière vraiment efficace d’agir sur les inégalités, consiste à renforcer la dépendance de la carrière scolaire de l’élève par rapport à ses résultats. (…) « Il conclut ensuite (idem, et aussi p. 32) en soulignant qu’il « paraît avisé de faire l’inverse de ce que recommande le rapport Gros-Bourdieu : « l’importance excessive accordée à la trilogie « lire, écrire, compter »(…) mettant l’accent sur les performances (…), peut, à bon droit, être considérée comme l’un des facteurs de l’échec scolaire (…). « Il semble que l’examen n’est ni nécessaire ni suffisant. » (…) Si ces avis étaient pris au sérieux, l’on voit facilement les conséquences qui en résulteraient. (…) si l’école n’était plus définie par une fonction et un objectif principal, la transmission du savoir, il en résulterait un désarroi encore plus grand des « enseignants », qui ne percevraient plus le sens de leur activité et de leur vie professionnelle. De manière générale, les établissements deviendraient encore plus ingérables. « L’anomie » s’y étendrait. De plus, ces coûts individuels et collectifs considérables seraient imposés pour rien. Destinée à renforcer l’égalité, cette politique contribuerait à augmenter « l’inégalité des chances ». » 

 

[3] L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, Plon, 1964,  pp. 14-15, et aussi note 1 pp.15-16. « (…) La  « soif d’acquérir », la « recherche du profit », de l’argent, de la plus grande quantité d’argent possible, n’ont en eux-mêmes rien à voir avec le capitalisme. Garçons de cafés, médecins, cochers, artistes, cocottes, fonctionnaires vénaux, soldats, voleurs, croisés, piliers de tripots, mendiants, tous peuvent être possédés de cette même soif – comme ont pu l’être ou l’ont été des gens de conditions variées à toutes les époques et en tout lieu – partout où existent ou ont existé d’une façon quelconque les conditions objectives de cet état de choses. Dans les manuels d’histoire de la civilisation à l’usage des classes enfantines, on devrait enseigner à renoncer à cette image naïve. L’avidité d’un gain sans limite n’implique en rien le capitalisme, bien moins encore son « esprit ». (…). (Ce) qui fait le caractère spécifique du capitalisme – du moins de mon point de vue – (c’est) l’organisation rationnelle du travail (…) ».

[4] https://www.lemonde.fr/campus/article/2019/01/19/changer-de-metier-pour-donner-du-sens-a-sa-vie_5411418_4401467.html

Lucien SA Oulahbib

https://en.wikipedia.org/wiki/Lucien-Samir_Oulahbib

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