Janvier 2014-janvier 2015 : l’année antijuive en France, une année terrible. Et une année révélatrice. Elle aura permis de percevoir la collusion entre l’antisionisme radical et l’islamo-terrorisme, ces deux piliers principaux de la nouvelle configuration antijuive, telle qu’elle est observable en France comme ailleurs, mais peut-être avec plus de netteté qu’ailleurs. La tuerie antijuive de l’« Hyper Cacher » de la porte de Vincennes, le 9 janvier 2015, s’inscrit non seulement dans l’année terrible commencée le 26 janvier 2014 avec la manifestation parisienne « Jour de colère », rassemblement des antijuifs français de toutes obédiences, mais aussi dans la dernière vague antijuive mondiale qui a débuté en octobre 2000, et a touché particulièrement la France.
On observe par ailleurs que, depuis le début des années 2000, les meurtres de Français juifs tués en tant que juifs ne sont pas commis par des extrémistes de gauche ou de droite, mais par de jeunes délinquants, issus de l’immigration et se réclamant de l’islam, qu’ils soient ou non des jihadistes en mission. L’attaque meurtrière contre Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015, avait pour cibles des « islamophobes » coupables d’exercer leur liberté d’expression et de pensée face à l’islam. L’assassinat, le lendemain, d’une policière municipale visait un symbole de l’État français, jugé « islamophobe » pour diverses raisons. L’action jihadiste du 9 janvier 2015 visait des Juifs en tant que juifs, assassinés en raison de leur origine ou de leur identité collective. Ces tueries montrent que, pour les islamistes radicaux, il existe deux péchés mortels : être juif, être « islamophobe ». Deux raisons suffisantes pour mériter la mort.
À y regarder de plus près, cette année noire a combiné deux spectacles distincts. D’une part, celui du rejet explicite et violent des Juifs de France par des minorités actives recourant régulièrement à l’insulte, à la menace et à l’intimidation (en janvier et en juillet 2014, les slogans « Mort aux Juifs ! » ou « Juif : casse-toi, la France n’est pas à toi ! » ponctués de « Allahou akbar »), mais donnant aussi dans les agressions physiques et les attaques terroristes de type jihadiste.
D’autre part, face à la tuerie antijuive du 9 janvier, le spectacle de l’indifférence, voire d’une honteuse complaisance de certains secteurs de la population et d’une partie des élites culturelles, converties au propalestinisme dont l’envers est la diabolisation d’Israël. Et ce, en dépit des torrents de rhétorique « antiraciste », d’appels à lutter « contre le racisme et l’antisémitisme » (et bien sûr « contre l’islamophobie »), déversés par les dirigeants politiques. Certains d’entre eux ont osé, quelques jours après la tuerie antijuive du 9 janvier, monter au créneau pour dénoncer la « montée de l’islamophobie ». Il s’agissait bien sûr de faire croire à un accroissement global de ce qu’on appelle en langue de bois « le racisme, la xénophobie, l’antisémitisme et l’islamophobie ». Pourtant, point de musulmans assassinés en France parce que musulmans, point d’enfants musulmans tués en tant que musulmans. Point non plus en France, même après les tueries de janvier 2015, de manifestations islamophobes violentes avec des slogans comme « Mort aux musulmans ! » ou « Musulmans assassins ! ». Ni même avec un slogan du type : « Musulman, casse-toi : la France n’est pas à toi ! ». La symétrie entre islamophobie et judéophobie relève de l’escroquerie intellectuelle et morale.
La grande manifestation parisienne du 11 janvier 2015, symbole rêvé de l’unité nationale contre « l’ennemi commun », a obscurci le paysage, en laissant croire que les réactions à l’attaque contre Charlie Hebdo se confondaient avec les réactions à l’attaque contre l’« Hyper Cacher ». Généreuse erreur d’interprétation. Quelques millions de Français se sont mobilisés avant tout contre une forme de terrorisme visant un hebdomadaire satirique de gauche érigé en symbole de la liberté d’expression. Fait significatif : cette marche n’a guère attiré les jeunes issus de l’immigration. On a pu observer par ailleurs la flagrante différence de traitement médiatique entre l’attaque contre Charlie Hebdo et celle contre la supérette juive, faisant écho au contraste entre la large mobilisation populaire en hommage à Charlie Hebdo, érigé pour l’occasion en symbole de la France voltairienne ou « républicaine », et la modeste mobilisation, à dominante juive, pour honorer la mémoire des victimes juives du jihadiste Coulibaly.
Marceline Loridan-Ivens, écrivain et scénariste, ancienne déportée à Auschwitz-Birkenau, interviewée sur France Inter le 27 janvier 2015, a justement posé cette question rhétorique : « Vous croyez que les Français seraient descendus dans la rue si on n’avait tué que des Juifs il y a quinze jours ? » Après la tuerie de l’école juive de Toulouse du 19 mars 2012, les Français ne sont en effet nullement descendus en masse dans la rue. Les millions de « Républicains » qu’on a vu défiler en France le 11 janvier 2015 n’ont pas cru bon de protester en mars 2012 contre le meurtre de trois enfants juifs, tués à bout portant par le jihadiste Merah.
En conclura-t-on que les meurtres d’« islamophobes » comme les dessinateurs de Charlie Hebdo sont d’une gravité sans commune mesure avec les assassinats d’enfants juifs ? Que certaines victimes d’attentats sont plus mobilisatrices que d’autres ? Que les défenseurs français de « la République », qu’ils soient de droite ou de gauche, s’identifient spontanément aux rédacteurs d’un journal satirique, tués en tant qu’« islamophobes », et non pas à des Juifs français, ni même à des enfants juifs, assassinés les uns et les autres parce que juifs ? Tout se passe comme si les assassinats de Juifs français étaient perçus par beaucoup comme une affaire judéo-juive, concernant surtout, voire principalement la « communauté juive », et qu’en tant que tels, ils ne pouvaient pas être représentés comme une offense faite à la France tout entière. Cette infigurabilité républicaine des Juifs tués en tant que juifs est apparue clairement en contraste avec la figuration quasi immédiate de la tuerie de Charlie Hebdo, devenue à la fois un symbole rassembleur et un puissant thème mobilisateur.
Derrière la façade du « grand rassemblement républicain » et l’écran de la « France unie », il n’était guère difficile d’apercevoir une hiérarchisation implicite, fondée sur le partage entre des victimes dotées d’une valeur universelle et des victimes réduites à leur identité particulière, ethnique ou religieuse, les victimes juives. Le droit de vivre des Juifs sortait du champ de vision des universalistes républicains, qui ne trouvaient pas en lui une raison suffisante de manifester. Ceux qui sont tués pour ce qu’ils sont semblent avoir moins de valeur que ceux qui sont exécutés pour ce qu’ils font.
Cette flambée de violences antijuives signe-t-elle la fin du « franco-judaïsme » longtemps donné pour l’exemple emblématique du bon fonctionnement de l’assimilation à la française ? Annonce-t-elle l’effacement du mythe du « vivre ensemble » que le « creuset républicain » aurait rendu possible ? Outre les réactions des Français juifs, dont certains ont fait le choix de l’émigration en Israël (ou ailleurs), on a observé une montée du pessimisme chez les élites, diagnostiquant un déclin irréversible de la puissance d’intégration de la France républicaine, devenue une mosaïque de communautés séparées, rivales et mutuellement hostiles.
Une France antijuive, ou perçue comme telle, ne peut que fabriquer un nombre croissant de candidats à l’émigration volontaire. En attendant, les Français juifs doivent vivre comme une minorité protégée. Que l’État français soit devenu, par la force des choses, un État protecteur des Français juifs peut sembler rassurant. Mais cet impératif de protection particulière est susceptible d’alimenter et de renforcer chez ces derniers le sentiment angoissant d’être particulièrement exposés à la menace islamo-terroriste.
Une France sans ses Juifs serait-elle encore la France ? Manuel Valls a répondu clairement le 10 janvier 2015 : « La France sans les Juifs de France n’est plus la France. » Le 23 février 2015, François Hollande s’est adressé directement aux Français juifs inquiets pour les rassurer en s’efforçant de dissuader ceux qui seraient tentés de choisir le départ : « Les Juifs sont chez eux en France, ce sont les antisémites qui n’ont pas leur place dans la République. » La formule est forte et belle. Les recettes proposées restent les mêmes : prévenir, surveiller et punir. Il reste à savoir cependant comment mettre hors d’état de nuire lesdits antisémites, et si la chose est possible sans généraliser et banaliser le soupçon, ni transformer la France en une vaste société policière qui se doublerait d’une maison de rééducation.
Il importe que des sommets de l’État parviennent de tels messages, exprimant une indignation morale justifiée et une louable volonté de réagir. Nul ne sait cependant si les positions des élites politiques trouvent un immense écho dans la population française. On peut craindre qu’elles ne rencontrent qu’indifférence ou hostilité dans certains secteurs de cette dernière.
Le seul fait de pouvoir envisager aujourd’hui une France judenrein n’est-il pas un scandale absolu ? Un exode massif des Juifs de France, et plus largement d’Europe, signerait la victoire de l’islamo-terrorisme en terres démocratiques. Nous n’en sommes heureusement pas là. Mais l’avenir demeure incertain. Car nous savons désormais que l’avenir de la France ne dépend pas que de la France. La lutte contre la judéophobie est aujourd’hui indissociable de la lutte contre le terrorisme islamiste, qui ne peut être efficace qu’à la condition d’être menée au plan mondial.