29 mars 2024

«Et à quoi servent les enseignants, M. Blanquer ?»


Barbara Lefebvre est enseignante. Elle est co-auteur des Territoires perdus de la République (2002, rééd. Pluriel 2017) et vient de publier Génération «J'ai le droit» (éd. Albin Michel, 2018).


La visite du ministre dans un établissement scolaire sous l'œil des médias, vecteurs de communication exemptés de tout exercice critique à l'égard de M. Blanquer, a toujours un air de visite d'un «village Potemkine». On comprend d'ailleurs que les hôtes de la rue de Grenelle goûtent peu l'exercice, les ministres savent bien depuis vingt ans que plus personne n'est dupe de ces pseudo-visites sur le terrain pour garder (ou renouer) le contact avec la plèbe enseignante.

Dans ce genre de visites, tout mérite d'être scruté. Le choix du lieu d'abord. Le lycée Carnot de Dijon, établissement de centre-ville réputé avec ses classes préparatoires attractives, une section tchèque, des sections européennes, un pôle musique et danse. Bref, on n'est pas dans le secteur Dijon Ouest et son réseau REP (Réseau d'éducation prioritaire) Jean-Philippe Rameau. Pour parler harcèlement scolaire, cela aurait été plus chaud en effet, mais peut-être plus pertinent… Il est surtout regrettable d'avoir choisi un lycée car les études (externes et internes à l'Éducation nationale) ont toutes montré que les cas les plus sérieux et fréquents de harcèlement scolaire se concentrent sur la fin du primaire et le collège.

 

 

 

 

Pour parler harcèlement scolaire, cela aurait été plus chaud d'aller en réseau REP, mais peut-être plus pertinent…

Le choix du thème mérite donc aussi qu'on s'y arrête. Le ministre et l'épouse du chef de l'État venaient à Dijon pour évoquer le sujet du harcèlement scolaire. Le micro se tend, Brigitte Macron parle. Elle apprend ainsi aux Français qu'«on a fait des questionnaires anonymes, 80 % quasiment des élèves qui ont répondu avaient été harcelés d'une manière ou d'une autre». Qui est ce «on» ayant conduit une telle étude? D'autant que Mme Macron poursuit en évoquant des courriers d'adolescents victimes reçus à l'Elysée et qui l'ont légitimement émue. Que signifie «être harcelés d'une manière ou d'une autre»? Cette formulation vague laisserait-elle entendre que certains faits peuvent être considérés comme du harcèlement bien qu'ils n'entreraient pas dans la qualification légale (cadre législatif spécifique établi entre 2014 et 2016)? Enfin, le taux avancé, élément le plus important de cette déclaration: 8 élèves sur 10 seraient concernés par le harcèlement scolaire! Si c'est avéré c'est une situation d'extrême urgence sans égal dans le monde… La presse relaie, ne vérifie pas l'information. En l'occurrence, toutes les études proposant recension et analyse du phénomène, à cette date, évoquent plutôt un taux inférieur à 10 % d'élèves concernés par des faits tombant sous le coup de la loi (enquête de victimation du ministère en 2017: 5,6 % au collège). 10 %, 7 %, 5 % c'est toujours trop, mais ce n'est pas 80 % en tous cas! À moins que le harcèlement scolaire ne suive la pente glissante du harcèlement sexuel et que désormais la moindre méchante blague émise envers un camarade un peu trop susceptible ne soit qualifiée de harcèlement?

En l'occurrence ce sujet, important au sein de la question plus générale des violences scolaires, fait l'objet d'une politique institutionnelle depuis plus d'une décennie. Il méritait qu'on avance des informations exactes. Il est vrai qu'on a longtemps minoré le poids de ces micro-violences qui font la trame de ce qui devient du harcèlement. Dans certains établissements où les violences verbales et physiques sont banalisées depuis des décennies, on est couramment plus aveugles à ce phénomène, pour ne pas dire indifférents vu la dégradation des rapports humains entre élèves ainsi qu'entre élèves et adultes. Combien d'enseignants continuent de se convaincre qu'il s'agit de taquineries entre jeunes pour ne pas voir la réalité? Le déni, encore et toujours. Mais ce déni est une protection, parce que sinon certains ne tiennent plus, l'épuisement professionnel est au bout du chemin pour tant d'enseignants dont le métier a été dévalorisé par trente ans de destruction de l'école. Sur le harcèlement, les progrès sont lents, les synergies école-police-justice difficiles à construire, l'émergence des réseaux sociaux n'ayant pas aidé les acteurs du monde éducatif à mettre en œuvre leurs bonnes résolutions. Le ministère s'est saisi du problème depuis au moins une décennie, même si on peut douter des objectifs et des moyens déployés pour traiter la question quand la moraline sert de politique, là où il faudrait toute la rigueur de la loi et la cohérence des adultes éducateurs pour l'appliquer.

 

 

 

 

 

 

 

 

Le théâtre-forum vient répondre à deux des grandes passions pédagogistes : ouvrir l'école sur le monde extérieur et rendre l'élève acteur de ses apprentissages.

 

 

 

 

 

 

 

 

Preuve s'il en est du goût persistant pour la moraline à l'Éducation nationale, M.Blanquer et son invitée étaient venus assister sur ce thème du harcèlement scolaire à une séance de théâtre-forum. Également appelé «théâtre de l'opprimé», cette forme théâtrale interactive a été inventée dans les années 1960-70 au sein de la gauche brésilienne avant d'essaimer en Amérique du Sud, puis au-delà. L'objectif initial était de donner la parole à des groupes minoritaires considérés comme «opprimés». On pressent bien le substrat idéologique qui sous-tend l'objet et l'on ne s'étonnera pas que ce soit Najat Vallaud Belkacem qui ait encouragé la diffusion de cette pratique «politico-artistique» dans nos écoles. Et en même temps, doit-on vraiment s'étonner que M. Blanquer trouve cela tout aussi formidable? Véritable phénomène de mode, le théâtre-forum est présenté comme LA solution car il incarne «l'éducation à la non-violence». Pas une académie, ni un recteur qui ne s'enthousiasment pour «les activités pédagogiques autour du théâtre-forum» permettant à nombre d'associations de comédiens-éducateurs de proposer leur service et de se voir ainsi enrôlées dans le cadre de partenariats avec l'Éducation nationale (donc rémunéré car tout travail mérite salaire). Certaines associations de théâtre-forum proposent même des séances en maternelle avec des marionnettes!

Le théâtre-forum vient répondre à deux des grandes passions pédagogistes: ouvrir l'école sur le monde extérieur et rendre l'élève acteur de ses apprentissages (modèle de théâtre interactif où l'élève-spectateur devient acteur)! C'est que nos pédagogistes pensent encore que nous en sommes restés au lycée-caserne napoléonien et qu'il faut se saisir de toutes les occasions pour faire souffler le vent frais du monde moderne et connecté dans les classes et au détriment des heures de cours bien entendu. Le théâtre-forum c'est moins ennuyeux que la classe! Il est étonnant d'ailleurs que l'ennui existe encore en 2018, car c'était explicitement pour l'éradiquer que les pédagogistes des années 1960 nous ont imposé leurs miraculeuses «méthodes actives»… L'école est d'abord un lieu de vie avant d'être un lieu des savoirs, on le sait depuis le colloque d'Amiens en mars 1968.

Ouvrir l'école sur le monde qui l'entoure… Voici plus de trente ans qu'on dit et montre à l'opinion publique que l'école est incapable d'assurer par elle-même la formation des futurs citoyens. Récusation des compétences des enseignants et des disciplines scolaires qui a ouvert la voie à l'externalisation des compétences… Les «experts» sont toujours ailleurs que dans l'école. La délégitimation de la mission enseignante ne pouvait qu'en découler. Et c'est toute l'institution scolaire qui s'en est trouvée délégitimée. Quand un ministre, un recteur, des inspecteurs imposent dans l'école un cortège sans fin d'acteurs externes, comment s'étonner que les enseignants aient le sentiment qu'on ne leur fait plus confiance, qu'on les croit incompétents pour s'occuper d'élèves qui leur sont confiés huit heures par jour et pour lesquels ils se dévouent? Pour lutter contre le harcèlement scolaire, les enseignants savent développer leurs actions dans le cadre de leur enseignement, dans le suivi des élèves, dans le relationnel qu'ils tissent avec chacun d'eux. Ils n'ont pas attendu les «commissaires au plan» du ministère pour gérer au mieux des situations toujours délicates. J'ai connu bien des cas où des enseignants luttaient seuls contre une administration réticente à faire remonter les faits de harcèlement pour ne pas entamer la réputation de l'établissement. La chape de plomb qui pèse sur toute une communauté éducative résulte souvent d'un chef d'établissement à la mentalité de manager convaincu qu'il lui faut obéir au rectorat dont le mot d'ordre demeure «Pas de vague».

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour lutter contre le harcèlement scolaire, les enseignants n'ont pas attendu les « commissaires au plan » du ministère pour gérer au mieux des situations toujours délicates.

 

 

 

 

 

 

 

 

Plus révélateur encore de cette déresponsabilisation des enseignants, c'est le dispositif que M. Blanquer et Mme Macron étaient venus encourager: les ambassadeurs lycéens également nommés «graines d'ambassadeurs» au niveau collège. Seule la chaleur paisible d'un bureau de la Dgesco peut être l'incubateur d'une telle formule aussi poétique que modeste (on attend impatiemment les embryons d'ambassadeurs lorsque le dispositif sera étendu au primaire). Ce dispositif crée en novembre 2015 par Najat Vallaud-Belkacem (fichiers d'activité clé en main, à disposition sur le site du ministère) est né d'une réflexion autour de deux thématiques «Créer pour résister» ou «Résistant ou complice?» proposés par le Camp des Milles. On m'excusera de ne pas creuser ici les origines du projet: comment les administrateurs d'un lieu historique touchant à l'internement et la déportation durant la Seconde Guerre mondiale en sont arrivés au sujet du harcèlement scolaire, cela dépasse autant mon imagination que ma capacité de résistance à l'exaspération en tant que professeur d'histoire luttant contre les anachronismes et autres récupérations idéologiques.

Le dispositif des ambassadeurs consiste à former des lycéens aux questions de harcèlement scolaire pour qu'ils initient ensuite «des actions de prévention avec leurs camarades ou d'autres élèves des collèges et écoles alentour». Et voici un autre mantra pédagogiste: l'autoformation et l'apprentissage entre pairs, toujours plus efficaces que la médiation de l'adulte enseignant relégué au rang d'animateur (terme validé en son temps par le ministre gaulliste Alain Peyrefitte!). Le harcèlement est une affaire à régler entre jeunes car c'est bien connu, le jeune n'a pas confiance en l'adulte. Et pour cause, cela fait près de quarante ans que nombre de parents et d'enseignants se comportent devant la jeunesse comme des adolescents attardés. On en est au moins à la troisième génération d'adultes qui n'assument plus leur responsabilité d'éducateurs par crainte d'être jugés «autoritaires». Ils en sont encore à confondre figure d'autorité et d'attachement sécurisant (donc éducateur et émancipateur) avec autoritarisme et domination.

 

 

 

 

 

 

 

 

L'apprentissage collaboratif est celui des bien-pensants progressistes pour justifier l'abandon de nos responsabilités à l'égard d'une jeunesse qu'on ne veut plus ni comprendre ni éduquer.

 

 

 

 

 

 

 

 

Récurrent dans le discours pédagogique, l'argument de l'apprentissage collaboratif, entre pairs (qui nous vient aussi du management d'entreprise) est celui des bien-pensants progressistes pour justifier l'abandon de nos responsabilités à l'égard d'une jeunesse qu'on ne veut plus ni comprendre ni éduquer. Qu'elle s'éduque elle-même, et qu'on retourne à nos occupations de jeunes-vieux! On y revient car c'est le nœud gordien de l'échec de notre système (réformé dans la décennie 1960 avec Alain Peyrefitte et Edgar Faure en particulier, fascinés par les idéologues-pédagogues de l'Éducation nouvelle): la déresponsabilisation des adultes pour reporter sur les élèves la tâche que l'on se défend d'assumer, à savoir celle d'instruire, d'élever cette génération pour la guider vers le monde adulte, celui des responsabilités! La dilution des responsabilités, l'effacement des rôles de chacun dans l'espace scolaire sont en grande partie la cause du mal-être des élèves comme des enseignants et des familles.

M. Blanquer n'est donc pas si hostile qu'on croit aux lubies pédagogistes héritées de son prédécesseur et même bien au-delà puisque toute cette idéologie tire son origine dans l'Éducation nouvelle née au tournant du XXe siècle, qui sera revitalisée et vite institutionnalisée dans les années 1950-1960 pour trouver après mai 1968 et surtout après 1981 les moyens de diffuser à grande échelle sa doxa (la formation des maîtres étant son principal levier). La résistance au pédagogisme idéologique a toujours existé, et continue d'exister sur le terrain, dans la solitude des classes. Mais le discours institutionnel demeure prisonnier des mots-valises et des concepts de cette idéologie. On l'a observé encore le 5 mars à Dijon. Alors pour l'action, que peut-on encore espérer?

 

 

 

 



 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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