Depuis plusieurs décennies, de nombreux pays cherchent à y trouver leur place et à s’affirmer comme puissances centrales. Par exemple, les prétentions de l’Egypte reposent sur sa démographie galopante (1), l’importance relative de son armée, de son potentiel économique, intellectuel, artistique et de sa situation géostratégique. L’Arabie saoudite est la gardienne des lieux saints et des puits pétroliers de l’Islam et la garante de l’orthodoxie sunnite. L’Irak de Saddam Hussein et la Syrie de la dynastie Assad se sont longtemps disputés le leadership du panarabisme au nom duquel ils se sont lancés dans des aventures expansionnistes (Koweït, Liban). Depuis vingt cinq ans, l’Iran des mollahs ne rêve que d’exporter sa révolution islamique et d’acquérir une fenêtre sur la Méditerranée (à travers le Hezbollah).
La Turquie se pose en héritière de la couronne ottomane et tutrice du Kurdistan et de la Transcaucasie (répression du soulèvement kurde, ingérences au nord de l’Irak, soutien inconditionnel accordé à l’Azerbaïdjan dans son bras fer contre l’Arménie). Paradoxalement, ce sont les conflits entre ces différents pays qui ont empêché l’émergence d’une grande puissance au Moyen-Orient, conflits relayés par les jeux d’influence entre les grandes puissances qui veulent s’assurer des atouts stratégiques.
Le 11 septembre a changé l’orientation des forces politiques mondiales, leurs influences sur le cours de notre histoire contemporaine, alors qu’il alimentait les révoltes populaires à travers le terrorisme d’Al-Qaïda, du Hezbollah et des groupuscules palestiniens extrémistes. L’Amérique républicaine a œuvré pour une nouvelle architecture géopolitique dans laquelle l’oligarchie wahhabite des Saoud serait marginalisée, les talibans seraient dépouillés de leurs forces maléfiques et le régime de Saddam Hussein paierait son alliance avec la terreur et sa félonie envers l’Occident. Bref, une nouvelle distribution des pouvoirs et des richesses économiques s’imposait sur la scène internationale tandis que le rapport des forces politiques dans la région s’est trouvé fortement modifié. Dans ces conditions, il convient de s’interroger sur les fondements de l’alliance actuelle entre l’Iran et la Syrie.
A première vue, les deux pays n’ont pas grand-chose en commun. Pour les Arabes, l’Iran est le leader de l’islam chiite qu’il considère comme une menace et un pays colonisateur de terres arabes (2). Pour les Iraniens, la Syrie est le dernier fief du panarabisme baasiste «athée » (selon Khomeyni) qu’ils ont combattu pendant huit ans (3).
Visiblement, ces différences aussi fondamentales soient-elles n’ont pas empêché ces deux pays « parias », classés sur la liste noire de la Maison Blanche, de se soutenir mutuellement. Cette relation contre-naturelle n’est pas née en 2003 à l’occasion de l’intervention anglo-américaine en Irak. Déjà en 1979, la Syrie était le seul pays de la région à saluer le renversement du Shah d’Iran et à accueillir le retour de l’ayatollah Khomeyni. A l’époque, comme l’a récemment souligné Delphine Minoui dans une brillante analyse (4), il s’agissait d’une alliance d’intérêts.
L’ancien président syrien Hafez el-Assad et l’imam Khomeyni avaient deux ennemis communs : le Shah Pahlavi et Saddam Hussein. L’année suivante, la Syrie s’alliait naturellement à l’Iran dans sa guerre contre l’Irak de Saddam, rival panarabe des alaouites syriens et leur frère cadet dans la foi baasiste. Aujourd’hui encore, il n’y a rien d’étonnant que les crises qui embrasent actuellement le Moyen-Orient poussent Téhéran et Damas à un rapprochement stratégique.
La présence des forces américaines à proximité des frontières syriennes (Irak, Arabie) a constitué une menace directe pour la stabilité du régime autoritaire de Damas. La pression américaine s’est encore accrue après l’attentat qui a coûté la vie à l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri et les événements que ce crime a déclenché. Le retrait de l’armée syrienne du pays du Cèdre a mis en lumière les fragilités du système Assad bis, réduisant sensiblement ses marges de manœuvre stratégiques dans la région.
L’Iran a sans doute été affecté par toutes ces évolutions politiques. Le pays n’a pu que se féliciter de la chute de ses deux ennemis jurés, le régime extrémiste sunnite des talibans à Kaboul et le pouvoir nationaliste persanophobe du Baas à Bagdad. En revanche, la présence des forces américaines chez ces deux voisins immédiats constitue une menace ouverte pour le pouvoir des mollahs à Téhéran.
Il est vrai que l’Iran bénéficie de cinq avantages dont ne dispose pas la Syrie. Le pays est l’un des premiers producteurs mondiaux de pétrole, tandis que la Syrie est marquée par un fort taux de chômage et des résultats économiques peu brillants. L’Iran dispose d’une position géostratégique unique dans la région par son contrôle du détroit d’Ormuz. Il avance ses pions en Mésopotamie voisine tandis que la Syrie vient de se retirer de sa banlieue libanaise. N’ayant pas de frontières avec Israël et ne connaissant pas de réfugiés palestiniens, la République Islamique se sert de la question palestinienne comme d’un alibi tandis que la Syrie est un voisin frontal de l’Etat hébreu. Finalement, l’Iran s’est doté d’un ambitieux programme nucléaire.
Mais tous ces écarts n’empêchent pas que les deux pays soient liés par des objectifs communs de court et de moyen termes. L’Iran comme la Syrie est à la recherche d’un nouveau rôle au Moyen Orient, car le rôle de « middle power » (5) qu’ils jouaient auparavant a été modifié par l’intervention américaine en Irak, puis par la crise au Liban. Cela explique leur opposition commune hostile à la politique des Etats-Unis dans la région, et singulièrement en Irak. Cela explique également leur appui conjoint – financier, logistique et militaire – au Hezbollah chiite-libanais.
D’autre part, les deux pays ont pour adversaire commun l’islamisme sunnite. En effet, malgré les tensions autour du soutien syrien aux milices irakiennes anti-chiites depuis le début de l’intervention américaine en Irak, les deux pays appellent de leurs vœux une réduction de l’influence sunnite dans la région, plus particulièrement celle exercée par l’Arabie saoudite et l’Egypte. Pour l’Iran, un renforcement sunnite se ferait au détriment de sa position de puissance régionale en tant que leader de l’islam chiite. Pour la Syrie, il risquerait d’inciter la majorité sunnite du pays à se mobiliser contre le pouvoir alaouite défaillant.
L’Iran comme la Syrie ont joué un rôle majeur dans la région alors même qu’internationalement ils ne faisaient pas figure de grande puissance : le terme « middle power » utilisé par Anoushiravan Ehteshami et Raymond Hinnebusch est parfaitement approprié. Les régimes des deux pays savent pertinemment qu’ils ne peuvent concurrencer Washington mais ils espèrent toutefois garder une autonomie et une capacité d’initiative hors du giron américano-occidental. En cela, la Syrie et l’Iran ont une perspective de politique étrangère commune.
Toutefois, comme le souligne Hoda El-Husseini dans le quotidien arabophone londonien Asharq al-Awsat , cette alliance stratégique irano-syrienne n’est pas à l’abri de changements. L’Iran verrait ainsi d’un mauvais œil tout rapprochement entre la Syrie et les factions palestiniennes et libanaises favorables à un accord de paix avec Israël, puisqu’il mettrait en péril les alliances de Téhéran dans la région. De son côté, la Syrie ne manquerait pas de s’inquiéter de tout rapprochement entre l’Iran et les Etats-Unis sur la question nucléaire iranienne. Une pareille entente renforcerait la position iranienne au point d’amoindrir l’importance de l’allié syrien, et Damas perdrait du même coup tout poids politique régional.
Selon toute vraisemblance, les deux scénarios sont simultanément probables. Mais lequel des deux régimes sauvera sa peau en premier ? Telle est la question qui se posera dans les mois qui viennent.
Masri Feki est cofondateur de l’Association Francophone d’Etudes du Moyen-Orient (AFEMO). Il est notamment cosignataire d’un ouvrage sur la condition des minorités en terre d’Islam intitulé “A l’ombre de l’Islam, minorités et minorisés”, Filipson Editions, Bruxelles 2005. Il est aussi chroniqueur sur Résilience TV depuis août 2006.
Site Internet : www.masrifeki.com
(1) Avec une population avoisinant les 80 millions d’habitants, l’Egypte compte environ le tiers de la population des quinze pays du Moyen-Orient et le quart de celle des vingt-deux Etats membres de la Ligue arabe.
(2) D’un point de vue arabe, la région du Khouzistan, peuplée essentiellement d’iraniens arabophones appartiendrait à l’Irak.
(3) Guerre Iran-Irak (1980-1988).
(4) Delphine Minoui, Iran et Syrie, alliés malgré eux dans l’axe du mal, Le Figaro du 27 juillet 2006.
(5) Anoushiravan Ehteshami et Raymond A. Hinnebusch, Syria and Iran. Middle powers in a penetrated regional system, Routledge, Londres, 1997.
Une réflexion sur « La Syrie et l’Iran : un mariage de convenance ? »