” Je pense qu’Alain Finkielkraut a, comme d’autres, une responsabilité dans les événements récents des banlieues. Ces jeunes viennent de dire “Nous ne supportons plus de vivre dans des situations d’exclusion, alors qu’on nous promet l’intégration depuis 25 ans”. Le discours de Finkielkraut a contribué à creuser l’écart entre les promesses de la République et la réalité, il a alimenté des frustrations qui ont débouché sur ces émeutes. Finkielkraut s’enferme dans une spirale de discours de plus en plus violents, excessifs et sans aucune prise sur la réalité. ”
Cette “analyse” était précédée de la phrase suivante :
“Il fait partie de cet ensemble d’intellectuels qui, depuis 25 ans, ont mis en avant une vision outrée et “républicaniste” de l’idée républicaine. Du coup, ses propos sont devenus de plus en plus incantatoires et éloignés des réalités. Ils ont été démentis par le fonctionnement même des institutions françaises. A force de tenir en permanence un discours vantant les promesses de la République, alors que ces mêmes promesses ne sont pas tenues pour tout le monde, Finkielkraut s’est enfermé dans une logique incantatoire, qui ne peut déboucher que sur des propos extrêmes et sur l’appel à la répression policière. ”
De telles conclusions sont indignes de quelqu’un se prétendant scientifique. Parce que cela signifie que Michel Wieviorka ne tient absolument pas compte, tout d’abord, des centaines d’enquêtes effectuées, empiriquement, par des témoins : enseignants, journalistes, universitaires, députés, maires, tous ces membres non embrigadés et, en effet, imprégnés d’une certaine idée de la République, c’est-à-dire de la Chose Publique, de l’Universel (non nécessairement uniforme d’autant que l’universel sait évoluer…), et tous ces témoignages, montrent, noir sur blanc, qu’un certain nombre de jeunes issus de l’immigration africaine et nord-africaine reproduisent la structure cognitive et symbolique d’un discours victimaire, tiersmondiste, national-arabiste (et aujourd’hui national-islamiste) vantant “l’âge d’or” d’autrefois (qu’il soit “arabe” ou “africain”) que la France, l’Occident, et les “juifs” (avec un j majuscule également) aurait précisément étouffé (via les Croisades, le colonialisme etc), sans qu’en aucune manière le problème de son involution soit aussi pensé en interne.
La dénégation de la traite des noirs en milieu islamique, les luttes inter-tribales, l’emprise du religieux sur le politique, au profit de la valorisation d’une origine magnifiée (semblable au passé germanique sauveur de l’Humanité d’un Fichte), de tout cela l’Institut du Monde arabe (en faillite) en est le triste exemple, celui d’une réécriture, sans fondement, de l’Histoire propre à cette période. Mais sans remonter aussi loin, il suffirait, par exemple, que ce sociologue, à la mode (bien de chez nous…), lise “Histoire intérieure du FLN” de Gilbert Meynier, pour observer en quoi l’idéologie arabo-islamique (embrigadant autant les africains que les nord africains, voire le monde entier) ne date pas de sa radicalisation islamiste-khomenyste et a structuré depuis les années 1930 le comportement d’un certain nombre de cercles et de cadres de référence pro arabiste (au sens nasseriste et baathiste), pas tous d’origine nord africaine en effet (l’orientalisme en France date de Napoléon 1er), qui ont également alimenté l’idée que la présence en France serait provisoire; le temps que l’Afrique du Nord redevienne la puissance qu’elle était avant le colonialisme (ce qui est là du délire historique pur et simple). Tout en insistant sur le fait que de toute façon, l’islam ne peut s’intégrer au judéo-christianisme et aux Lumières (que remet en cause en réalité Michel Wierworka grand ami de Derrida…) puisque selon l’écriture (divine) la promesse expose l’inverse, celle d’une domination à terme sur “les gens cités par le Livre”.
Voilà la réalité des faits, lourds, historiques, et qui ne sont pas réductibles au nombre de membres qui tentent d’en garder la flamme et de la ressusciter quand les circonstances s’y présentent (les bolcheviks étaient minoritaires et les nazis une poignée). Comparaison n’est certes pas raison. Mais dans un tel cadre symbolique fort se structurant sur la base de telles dénégations, il se trouve qu’empiriquement toutes les avancées en matière de moeurs, d’analyse des relations intra-familiales, d’identité culturelle, de construction d’une autonomie interactionnelle (recoupant les débats Communauté/société en Allemagne à la fin du 19 ème siècle) toutes les pratiques en effet modernes, républicaines, démocratiques, ont été critiquées par les tenants du discours national-arabiste, tiersmondiste, anti-libéral, sécrétant par exemple une contre-culture spécifique, se distinguant y compris de l’underground américain, en ce sens qu’elle s’appuie essentiellement sur un background anti-judéochrétien pour les uns, anticapitalistes pour les autres (et l’alliance alter-islamiste actuelle s’explique par ce biais).
Des milliers de témoignages cette fois sont à disposition sur les mariages forcés, les ruptures familiales, aux origines spécifiques, c’est-à-dire qui dépassent leur horizon sociétal actuel touchant d’autres groupes de la population. Par ailleurs, toute une pratique étatique de soutien aux dictatures et aux régimes ploutocratiques africains, associé à un discours tiers-mondiste à la Jean Ziegler, discours qui pose uniquement l’origine de la gabegie propre à l’anti-développement dans la Realpolitik gaulliste et mitterandienne alors qu’il existe bien d’autres facteurs locaux, ce croisement des discours et des pratiques a créé un environnement symbolique favorable à la création de boucs émissaires et aussi de Dieudonnés victimaires, (que Michel Wierworka se garde bien d’analyser…). Qu’il existe d’autres facteurs comme les difficultés évidentes d’intégration dans une structure sociale et symbolique autre, cela ne peut en aucun cas permettre de dire que celles-ci seraient exclusivement le produit du modèle républicain, occidental, français. S’intégrer en Iran, en Arabie Saoudite en Russie ou même dans un village amazonien, ce n’est pas une mince affaire. Aussi est-il curieux d’avancer des arguments en fin de compte universalo-républicains sur la nécessité de l’ouverture à l’autre, tout en exigeant contradictoirement que celui-ci puisse garder l’entièreté de ses traditions, mêmes celles qui privilégient le groupe et le mâle au détriment des femmes et des spécificités individuelles.
A quand l’exigence non “républicaniste” qui stipulerait que ces Français d’origine africaine et nord africaine, n’aient pas l’obligation de parler français ? On leur enseignerait plutôt en priorité “leur” langue (l’Inde n’a-t-elle pas 18 langues officielles?) alors qu’en Afrique Noire l’unité linguistique n’a jamais été une chose bénigne et qu’en Afrique du Nord l’arabe imposé actuellement est une langue à la seule légitimité religieuse, importée de force, et qui n’a même pas une authenticité historique comme l’eut le “françois” lorsqu’il élimina peu à peu les autres langues en France. En effet, il n’y a jamais eu en Afrique du Nord une région peuplée historiquement d'”Arabes” et qui aurait unifiée linguistiquement l’ensemble avant que les Turcs puis la France empêchent cette belle progressivité dans l’Histoire. Ce que l’on appelle l’arabe dialectal et qu’il vaut mieux intituler le parler populaire à peu de choses à voir avec l’arabe saoudien par exemple (tant il est composé de plusieurs idiomes), tandis que les langues berbères (en passe d’être unifiées linguistiquement avec des variantes évidemment) ont authentiquement toute leur place dans une contrée qui s’avère être fondamentalement la leur, malgré l’effort de désinformation opérée par les colonisateurs successifs.
La complexité et en même temps la spécifité historique et symbolique tissant la structure profonde d’une telle immigration, couplée aux problèmes spécifiques du monde techno-urbain -rendus par ailleurs incompréhensibles par l’absence de filtres, de morale objective à la manière durkheimienne-, ces facteurs, ont fait en sorte d’empêcher, dans leur cumulation, que tout un ensemble de repères, -qui ont été par ailleurs brouillés par la critique radicale du postmarxisme, puisse aider plusieurs générations, démunies de ce fait, à se doter d’armes critiques au lieu de succomber aux effets pervers de leur propre tradition idéologisée et de l’ouverture démocratique aux effets négatifs lorsqu’ils ne sont pas canalisés comme le disait Tocqueville lorsqu’il repérait déjà ce phénomène dans son étude de l’Amérique. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille dorénavant clore cette ouverture (dont l’autre nom est la mondialisation…) comme le chantent les nouveaux utopistes lorgnant sur la frugalité et l’austérité promises par les mouvements alter-islamistes, mais plutôt d’organiser des séparations de pouvoirs, et l’émergence, enfin, d’une réelle société civile qui serait émancipée non pas de l’universel (ce critère ultime de l’avancée historique globale de l’espèce humaine s’auto-appropriant comme Genre) mais de sa dérive paternaliste étatiste qui aujourd’hui se cache dans un relativisme bon teint en apparence, dangereux en réalité.
Celui d’un Michel wierworka assumant, entre les lignes, la balkanisation la bantoustanisation la mafiosiation des territoires des esprits et des comportements, à défaut de comprendre pourquoi, et, surtout, d’apporter des remèdes nécessitant une réforme en profondeur permettant que l’émancipation s’affine au lieu de se narcissiser, y compris en prétendant défendre “le” service public alors qu’on le noie dans les captations corporatistes. En réalité, non seulement une certaine idée du politique, mais aussi certaines théories issues des sciences sociales sont à écarter tant leur avancée affirmée fait bien plus de dégâts que telle ou telle constatation “incorrecte” issue pourtant d’un vécu à l’évidence pas seulement fantasmé, (c’est Michel Wierworka n’oublions pas qui a créé le concept de “sentiment d’insécurité”).
Car le “sentiment” (celui de se croire exclu également) repose, aussi, sur des faits repérables dont l’allure et le rythme ne sont pas réductibles à leurs variables démographiques et économiques. Celles-ci, du moins dans la réalité humaine, se combinent également avec des tendances symboliques a priori qui les structurent et les légitiment au lieu d’en être seulement le reflet comme le pensait les marxistes. C’est la non connaissance de cette dialectique complexe qui fait aujourd’hui défaut. Et pas plus que Michel Wierworka un Pierre Bourdieu n’a été à même de la saisir dans sa fonction productrice de croyances, à la recherche permanente de repères pour construire cette estime de soi nécessaire lorsqu’il s’agit de montrer simultanément son appartenance au monde et sa singularité.
Publié le 26 novembre 2005